Rävgård
Ne restait de la tempête que des nuages gris s'effilochant sur la crête du canyon. Le soleil apparaitrait avant midi mais il était difficile de croire en l'imminence du printemps.
Je m'accordai quelques minutes de méditation pendant qu'Hogarth préparait notre petit-déjeuner habituel. Thé noir, gruau et le restant de saucisses qui grésillait dans la poêle. En moins d'une heure, nous aurions levé le camp.
Selon notre routine, nous avancions en silence, les sens aux aguets. Les enseignements de l'école militaire de Gardenia nous suivaient encore. Plus bas, la forêt remplaça la pierre, le sentier de contrebandiers devint chemin de terre puis route pavée. Là, nous fîmes halte dans les ruines d'un relais. Aucune trace de lutte à l'intérieur mais les maraudeurs qui écumaient le monde avaient détruit tout ce qu'ils n'avaient pas pu emporter. À la source derrière la bâtisse de bois, les bêtes burent, nous prîmes un repas rapide de viande séchée et de galettes.
La route suivait notre itinéraire, la carte du vieux à Macheyzal ne me semblait plus aussi fausse. J'espérais que nous pourrions dormir dans la tour de guet marquée sur le parchemin. Demain, nous franchirions le dernier col et Rävgård nous apparaitrait au fond de sa vallée.
Alors que le soleil progressait inexorablement vers le couchant, Hogarth arrêta brusquement son cheval. Le temps que Tully et moi réagissions, il avait déjà bandé son arc :
" Quoi ? souffla Tully, la main sur le pommeau de son marteau.
- Quelque chose bouge dans les buissons. Une petite créature blanche avec de grands yeux noirs. Là, regardez sur la souche. "
Dans les ombres de la frondaison, nous vîmes un être fantomatique, un enfant de l'esprit de la forêt. Il nous observait, la tête penchée selon un angle impossible :
" Un Kodama, mes amis. Voilà un bon présage pour la route. S'ils sont encore là au poste de garde, nous pourrons dormir tranquilles.
- Tu ne trouves pas étrange, Mack, qu'ils soient si loin de chez eux ?
- Je crois que plus grand-chose ne me surprend, Tully. Saluons-le et hâtons-nous. La nuit sera bientôt là. "
Nous lançâmes chacun une pomme. Lui et ses semblables ne les toucheraient pas, ils les laisseraient lentement redevenir humus. Tel était notre présent à la forêt. La nuit dans la tour de pierres fut calme sous la voûte étoilée. Les Ourses nous entouraient, les Rois des légendes veillaient sur nous trois. Je montai la première garde et pour la première fois depuis longtemps, je dormis sans rêve ni insomnie.
Au matin, l'air réjoui, Hogarth lança :
" J'ai vu la phosphorescence des tourner toute la nuit autour de nous. Je la sens bien, cette chasse.
- Puisses-tu dire vrai. Et toi, l'aristo, tu en penses quoi ?
- J'espère que les Dieux t'entendront, Tully. Puissent-ils t'accorder aussi un bon bain. "
Les bois résonnèrent un moment de nos rires puérils. La guerre avait ses secrets. Parfois, elle devenait si distante que nous retrouvions un peu de notre insouciance perdue. Le dernier col s'élevait en serpentant entre les conifères séculaires. Tout au fond, la Foxcroft River s'écoulait. Au milieu de la plaine couleur rouille, on devinait des bâtiments sombres et une église qui avait été autrefois blanche. Rävgård. Je cherchais un moment les armoiries du fief mais je ne vis qu'une bannière qui n'avait rien de rassurant :
" Ils ont hissé le drapeau noir. Au sommet de l'église. "
- Merde alors ! La rumeur disait vrai.
- Ni précipitation ni paranoïa, mes amis. Le pavillon nous impose d'y aller même si c'est une hystérie collective ou un piège. Gardons l'esprit frais. "
Je choisis d'ignorer le regard dur, agacé d'Hogarth. Il me connaissait de si longue date que je ne pouvais lui cacher mes émotions. En l'occurrence, ma froideur.
Le silence de la vallée me surprit. Aucun trille dans les arbres, aucun froissement dans les buissons. Même le babil du ruisseau qui bordait la route semblait se faire discret. À l'approche des premières fermes, Tully déroula notre fanion. L'ours, l'aigle et le hibou. Les paysans arrêtèrent leurs labeurs et s'agenouillèrent dans la terre, main droite sur le cœur. Tous partagaient la même peur superstitieuse dans le regard et la même tension entre les épaules. Mais ils n'avaient pas oublié le salut de Gardenia pourtant bien lointaine.
Un carillon s'éleva. Le temps pour nous de franchir le pont sur la rivière, un attroupement nous attendait au pied des piles. La nouvelle de notre arrivée s'était déjà répandue jusqu'au Jarl. Sa garde rapprochée, un prêtre à la robe noire et une guérisseuse aux épaules couvertes d'une peau de loup argenté l'accompagnait. Tous arboraient une mine grave et des regards farouches. Au-delà de cette barrière, l'espoir luisait. Je lus autre chose dans les yeux de l'homme de foi.
Une rafale souleva notre étendard et nos capes. Céruléennes pour Hogarth et Tully, la mienne groseille. Les hommes frémirent, je vis une lueur d'amusement dans les yeux de la chamane. Nous étions le fruit de leurs prières mais aussi la source de leurs craintes. Un murmure parmi les paysans me parvint :
" Par Jorr ! L'équipage maudit ! "
J'avais appris à cacher ma colère au fil des années mais le dard de la culpabilité restait toujours aussi douloureux et affûté. Le soleil se couchait et enflammait les regards bleus, les barbes rousses, blondes. Rävgård était vraisemblablement une belle contrée mais il y régnait une atmosphère qui me faisait penser à des fleurs fânées.
La nuit serait longue de palabres. Nous écouterions leurs histoires et quand un jour nouveau se lèverait, nous saurions à quoi nous en tenir.
Annotations
Versions