Quand j’entre dans le séjour, ma mère est en retrait. Sa mine est renfrognée. Je la devine en colère. Mon regard se focalise sur l’individu qui se trouve près de l’entrée. Il est…

Je reste sans voix.

Jamais de mon vivant, je n’avais vu un tel spectacle ! Bien sûr, il en existait dans la cité. Certains choisissaient ces traits d’apparence pour paraître « sage » mais … là, devant moi… Mon esprit essayait de me convaincre que je n’étais pas en présence d’un vrai individu. Pourtant je me demandais si ce n’était pas une défaillance de son système. Peut-être faisait-il un rejet exceptionnel !

L’homme rachitique et le dos légèrement vouté a des traits familiers. Sa peau fatiguée est striée de fines rainures. Mais ce qui me frappe le plus, ce qui me fait le dévisager, ce sont ses cheveux entièrement décolorés. Ses sourcils grisonnants, ébouriffés, encadrent deux iris gris qui pétillent de joie. Enfin, je crois. En me découvrant, il me sourit. Ses lèvres dévoilent une mâchoire jaune édentée. Je pousse un cri qui le fait éclater de rire.

— Uhna, je te présente ton Grand Pa’, m’informe calmement mon père.

Ne m’avait-on pas rapporté, il y a plusieurs cycles, que mon grand-père n’était plus de ce monde ? Et maintenant, on me présentait cet homme.

— Est-ce que c’est un vrai vieux ?

Je n’arrivais pas à croire que « ça » puisse se tenir devant moi. Que « ça » soit mon ancêtre et enfin que « ça » soit vivant. La déchéance physique n’existait plus depuis des temps immémoriaux. On pouvait être vieux mais uniquement dans son mental. Grand Pa’ et Grande Ma’, affiliés de Bonne Ma’, avaient choisi d’enrayer leur dégradation corporelle à l’âge de quarante ans. Grande Ma, affiliée de Bon Pa’ avait transféré sa conscience dans une unité virtuelle. Mes parents ressemblaient à des trentenaires. Quant à moi, j’avais l’aspect d’une fillette de douze ans.

— Enfin Uhna, où sont passées tes bonnes manières ? s’indigne ma mère.

— Pardon Bonne Ma’, fais-je. C’est que je …

— Ce n’est pas grave, réplique le vieil homme avec amusement. Il est parfaitement normal que mon aspect te bouleverse. Pour répondre à ta question, oui, je suis un authentique « vrai » vieux.

Mes yeux s’écarquillent.

— Bon Pa’ ? Bonne Ma’ ?

— Tout va bien, assure mon père. Ton Grand Pa’ est venu de la Zone Fossile pour faire ta connaissance.

De la Zone Fossile ? Incroyable… Je pensais que cet endroit était un mythe, inventé par les adultes pour effrayer les jeunes cellules. Comme son nom l’indique, la Zone Fossile est un lieu ancré dans le passé et le berceau du Néo Ludisme, un mouvement d’opposition au progrès technologique. C’était un monde totalement déconnecté, où régnait la décrépitude et la mort.

— Tu dois avoir beaucoup de questions ?

J’acquiesce.

— Eh bien, tu vas avoir tout le temps de me les poser. Tes parents m’ont accordé la permission de t’emmener faire une balade.

Instinctivement, mon regard se pose sur le lecteur de disques-voyages.

— Une vraie balade, précise-t-il.

Je ne comprends pas tout de suite ce qu’il essaye de me dire. Mon père vient à mon secours.

— Uhna, ton Grand Pa’ aimerait te faire découvrir son foyer, son entourage, là-bas dans la Zone Fossile.

— Bon Pa’, la Zone Fossile, c’est dangereux !

— Notre balade sera de courte durée. Sauf si bien sûr, tu souhaitais la prolonger.

Jamais de la vie, Vieux Fossile !

— Accorde trois jours à ton Grand Pa’, il nous a promis que tu serais en sécurité.

— Allez, prépare tes affaires, nous partons sans plus attendre.

Je fis la moue. Or, mes parents étaient résolus. Il n’y avait rien que je puisse dire ou faire pour contrecarrer ce mauvais plan. Sortir à l’extérieur de la cité était fortement déconseillé. Sachant que la Zone Fossile n’était que danger, personne ne se risquait à franchir la frontière. Je trouvais mes parents totalement inconscients. Et puis surtout, quand allaient-ils cesser cette plaisanterie ?