6 : Le monorail (2)

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A mon réveil, je constate que le paysage a changé. Adieu vastes plaines, bonjour monts et vallons. Nous « survolons » tantôt des massifs forestiers, tantôt les ruines d’anciennes agglomérations. La nature a repris ses droits, recouvrant de mousse et de lierre les vestiges des édifices et les épaves automobiles qui tapissent l’abord de ces villes. En dessous du kilométrage clignote le nom jadis des sites que nous rencontrons : Reims, Chatillon, Troyes, Beaune...

Le vieux est lui aussi réveillé. Il inspecte les objets posés sur la tablette. L’un d’eux attire particulièrement son attention. Il prend l’objet circulaire et doré, le manipule, appuie sur un côté et esquisse un sourire. L’objet s’ouvre dévoilant un cadrant avec quatre indications majeures : N, E, S et O et quatre indications mineures : N-E, S-E, S-O et N-E. Au-dessus, il y a deux types de graduations.

— Sais-tu ce que c’est ? me demande-t-il.

— Des points cardinaux.

— Mais plus exactement ? L’objet s’appelle une boussole à gousset. C’est un instrument de navigation très utile quand on voyage. Oh et cette carte, je ne pensais plus la revoir !

Le vieil homme s’émerveille. Il saisit le plan, le déplie. Les tracés ont été réalisés à la main. Il tapote quelques lieux géographiques, suit une ligne imaginaire et m’indique qu’il s’agit du Monorail. La boussole et la carte lui ont peut-être appartenu jadis. Je lui demande.

— Je me demandais bien où j’avais pu les égarer. Je n’aurais jamais pensé que ton père ait pu les conserver. Nous ne nous sommes pas quittés en très bon terme la dernière fois…

— C’est sûrement pour ça que nous n’abordons jamais ton sujet. On m’a dit que tu n’étais plus de ce monde.

— Plus de ce monde, c’est littéralement vrai.

Je vais poser une autre question quand soudain la navette oblique très légèrement. Heureusement que nous sommes sanglés, autrement nous aurions basculé, lui en avant et moi en arrière. Nous prenons de la hauteur. Des montagnes apparaissent dans le paysage. Nous nous rapprochons de l’une d’elles. Je hurle :

— On va s’écraser !

— On a cet impression mais …

Comme pour corroborer ce propos, la navette file dans un tunnel percé dans la roche. Durant trois secondes, la lumière s’évanouit et rejaillit plus éclatante lorsque nous débouchons de l’autre côté. Le paysage a encore changé. Des alpages nous entourent. En bas, dans les vallées, je découvre des massifs de conifères et des petites maisons en bois et en pierre .

— C’est la Zone Fossile ?

Grand’ Pa acquiesce. Je réalise que des gens pourraient vivre là, en bas, en autarcie. Ils se déplacent peut-être à cheval. Je ne sais pas comment ils survivent hors de la cité, ni pourquoi ils font le choix d’une vie précaire. Je poserai la question plus tard.

Les montagnes sont colossales. Certaines ont le sommet recouvert de neige. J’aperçois des sentiers sur leur flanc. Je me demande s’ils sont encore utilisés aujourd’hui. Et puis au loin, il y en a un pic qui se détache des autres par son éminence.

— On l’appelle le Mont Blanc, c’est la montagne la plus haute du pays. Personne ne le gravit plus aujourd’hui.

— Parce qu’il y en a qui montait tout en haut ?

— Oui, c’était il y a bien longtemps.

La navette continue son ascension. L’ordinateur de bord indique sept cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Le bronchodilatateur va m’être plus utile que je ne le pensais.

A présent, des lacs et des rivières viennent agrémenter le paysage. J’aperçois des plates-formes fluviaux et des radeaux, signe d’une activité humaine. Puis, la navette amorce une décélération et nous nous arrêtons quelques minutes plus tard dans une station alpine abandonnée.

Grand Pa’ détache sa ceinture et annonce :

— Terminus !

Je n’ai jamais entendu ce mot même si j’en comprends le sens. Je range les objets étalés devant moi dans le sac à dos et fais signe au Fossile de récupérer la boussole et le plan. Reconnaissant, il s’en saisit. Puis, nous quittons la navette.

Dès que la porte s’ouvre, un vacarme assaille mes oreilles. « Dang ». « Deng ». « Klong ». « Kleung ». Je vais devenir sourde.

— Mais qu’est-ce que c’est ? Commande - niveau sonore minimal !

Je lève la main et la baisse pour diminuer le son de l’instance. Or la cacophonie est toujours présente. Et c’est normal puisque je suis dans le monde réel. Je ne peux pas le paramétrer à ma guise. Le vieux éclate de rire et désigne les vaches blanche et marron qui paissent en contrebas. Chacun de leur mouvement entraîne le battant d’une cloche accrochée à leur collier.

— A quoi ça leur sert de porter ça ?

Grand Pa’ me répond tandis qu’il est le premier à descendre l’échelle. Sans manière, je le suis prudemment, en écoutant sa réponse.

— C’est très utile pour le berger qui cherche son troupeau. Bien sûr, elles ne passent pas inaperçu mais si on peut les entendre, c’est encore mieux. Selon l’intensité, on peut estimer la distance. Selon la forme, on peut savoir si une vache se gratte, broute, se repose ou s’agite. Sans oublier que ça peut constituer un moyen de défense. Beaucoup d’ours et de loups peuplent ces contrées et ils n’aiment pas beaucoup cette musique.

— Moi non plus, je n’aime pas ça, dis-je en posant le pied à terre.

J’emboîte le pas de mon aïeul et nous nous éloignons du tapage bovin. Nous faisons route vers un bosquet. Derrière celui-ci se trouve une rivière aménagée d’un ponton sommaire. Deux barques y sont attachées. Grand’Pa monte à bord de l’une d’elle et me tend la main. Je saisis la poignée et mets un pied dans l’embarcation. Ça vacille, on va couler ou même passer par-dessus-bord !

— Tout va bien, dit le Fossile. Passe l’autre pied et assied-toi.

Je m’exécute, peu assurée. Une fois embarquée, je me pose sur un petit banc. Grand’Pa prend place en face et se saisit de deux pagaies rangées de chaque côté de la barque.

— Je t’invite à suivre mon exemple. A deux, on ira plus vite.

Je fais de même puis encoche les rames à droite et à gauche avant de les basculer dans l’eau. Je rame et me rends compte que c’est beaucoup plus fatiguant que dans mes souvenirs virtuels. L’eau oppose une résistance et les muscles de mes bras s’échauffent vite.

— La réalité est bien différente, n’est-ce pas ?

J’acquiesce.

— Je vais ramer pour nous deux. Profite du paysage.

J’abandonne les pagaies et observe la nature qui nous entoure : la rivière bordée d’arbres et de rochers et le ciel bleu parsemé de nuages. J’écoute le son de l’eau battue par les rames, la respiration régulière du Fossile et les pépiements des oiseaux.

Grand’Pa remonte le courant. Les minutes s’écoulent quand soudain mes équipements disjonctent. Les fonctions caméléon et géocalisation de ma combinaison se désactivent. Pas de doute, nous venons de passer la frontière invisible de la Zone Fossile. Je devrais paniquer mais une quiétude m’envahit. Je me sens en sécurité et apaisée.

Enfin, nous arrivons à un ponton où nous amarrons.

Nous suivons un sentier parmi les arbres et les rochers avant de déboucher sur une clairière vallonnée et aménagée. Je dénombre un grand chalet fait de divers matériaux et trois petits abris du même acabit. En de nombreux endroits sont disposés des plantations. Quelque part sur la droite, une femme anormalement formée est en train d’accrocher un linge sur une corde tendue. Elle est vêtue d’un pantalon usé et d’un débardeur de couleur neutre. Son regard est méfiant jusqu’à ce qu’elle reconnaisse Grand’Pa.

— Bienvenue au hameau Les deux cannes, informe ce dernier.

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