10 : Myriapoda
J’ai à peine le temps de battre en retraite que quelque chose d’énorme émerge de la grotte et se dresse sur toute sa hauteur. Le monstre nous domine sur cinq ou six mètres, il a une petite tête, deux yeux noirs globuleux, deux courtes antennes et un long abdomen formé d’anneaux et de pattes.
— Magnifique mille-pattes, n’est-ce pas ? dit Grand’Pa, des étoiles plein les yeux.
Je n’ai pas de point de comparaison. Je ne peux qu’acquiescer, impressionnée par ce gabarit. Est-ce le résultat d’une mutation ? La bête agite ses extrémités et s’étalent progressivement sur le sol. Le fossile lui fait face et réitère une posture inattendue : les paumes ouvertes sur la tête de l’insecte, tandis que ses antennes viennent le sonder, lui. Je ne glousse plus. Un lien mystique est en train de se produire où je suis en train de faire le plus curieux des rêves !
— Nous souhaitons monter, annonce le fossile. Elle ne pèse pas lourd. Oui. Des champignons, d’accord.
Grand’Pa se tourne vers moi qui suis toujours en retrait. Il me tend la main pour que je m’approche.
— Elle est d’accord pour nous emmener là-haut.
— Elle ?
— Myriapoda est une femelle. Il faut toujours lui demander son accord. C’est important de respecter sa volonté, d'accord ?
— Sinon, elle nous dévore tout cru ? Et qu’est-ce qui vient de se passer ? Je ne comprends pas. Est-ce que tu as vraiment parlé avec la pierre pour la faire venir ?
— Oui, c’est à peu près ça. Mais ce n’est pas une bête quelconque, c’est un gardien de la Mère. Et il n'y a aucune chance pour qu’elle nous dévore. Elle préfère les graines, les feuilles mortes et son péché mignon, ce sont les champignons.
— Un gardien de la Mère ?
Grand’Pa fait un clin d’oeil. C’est décidément sa parade privilégiée pour laisser planer le mystère.
Il entre dans la grotte pour en ressortir avec une selle et un harnais en cuir. Il est fier de m’avouer qu’il les a réalisés avec un maître tanneur. J’hallucine lorsqu’il me montre comment installer les différents équipements. Il me fait participer tandis que la bête patiente docilement. Puis, nous nous installons. Je mets un pied dans un étrier, je me tiens à une poignée et je pousse pour monter. Grand’Pa, assis derrière moi, tâtonne de ses jambes les flancs du mille-pattes pour annoncer le départ. Et là, c’est une sensation étonnante. J’ai l’impression d’être sur un siège massant. Chaque anneau de l’abdomen effectue un roulement, entraîné par la multitude de pattes. Nous progressons sur le sol. D’abord à une allure lente puis lorsque Grand’Pa s’émerveille de voir un champignon au loin, la bête s’élance à toute vitesse avant de ralentir à nouveau.
— C’est un peu cruel de lui faire croire qu’il y en a là-bas, dis-je en désignant le lointain.
— Ooui et non. Je lui ai promis des champignons et je tiendrai parole. Si elle monte à bonne allure, dans trente minutes, nous y serons. Si au contraire, elle se met à grignoter…
— Est-ce qu’il y en a d’autres comme Myriapoda ? Tu as dit que c’est un gardien de la Mère ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Cligne-t-il des yeux ? Impossible de le savoir car je suis assise devant lui. Je l’imagine très bien éluder mes questions. D’ailleurs, il fait silence.
— Grand’Pa ?
— Il y en a d’autres à d’autres endroits de la Terre. Il y a très longtemps, cet arthropode peuplait un continent qui a disparu, la Laurussia. C’était pendant la cinquième période du Paléozoïque. A l’époque, ce mille-pattes ne dépassait pas deux mètres.
Je constate qu’il a bien grandi aujourd’hui.
— Oui. La Nature lui a donné une belle taille.
— Tout à l’heure tu as dit, gardien de la Mère. Que garde-t-elle ? Et qui est cette Mère ?
— Myriapoda et les autres gardiens protègent les entrées vers des domaines privés de la Terre. Pour te donner une idée globale, la Mère, c’est la matrice de toute chose. Sans elle et sans sa consœur, la Nature, il n’y aurait pas de vie possible. Je me la représente comme étant la conscience de notre planète. Des historiens l’ont nommé différemment Gaéva, Gæa, Gaïa …
A mon tour de rester silencieuse. Je cogite. Je vis depuis trente-deux ans, soit trois décennies à apprendre des mathématiques, de la biologie, de la mécanique virtuelle et d’autres matières dans le but de servir la communauté. Aucune notion sur l’extérieur, sur la planète, sur le monde actuel. Je ne m’étais même jamais intéressée à tout cela auparavant, embrigadée dans un train de vie formaté. Maintenant, je le réalisais. Dans ma cité, nous vivions isolés du monde et des prescriptions votées par un conseil d’anciens agençaient nos vies.
— Je ne savais pas tout cela…
— Je sais. C’est pour cette raison que je suis venu à ta rencontre. Il fallait que tu saches qu’il y a d’autres réalités aux abords de la tienne. Oh … Il y a longtemps, j’ai essayé avec ton père. Il ne m’a pas laissé une seule chance. A ses yeux, j’étais devenu un paria.
L’aveu me secoue. Bon’Pa était donc au courant … Comment pouvait-on rejeter un membre de sa famille, sous prétexte d’être différent ?
Notre monture progresse toujours vers les hauteurs de la montagne. Soudain, je me rends compte que la température a baissé. Je me frictionne les avants bras. Mes démangeaisons se réveillent. Oh non ! Ne pas gratter. Ne pas frotter. Ne pas céder à l’envie. Surtout pas. Pourquoi n'ai-je pris avec moi la crème de Mamouna ?
— Tout va bien ? demande Grand’Pa.
— J’ai un peu froid et mon bras me fait mal. Je n’aurai jamais pensé être attaquée par de si petites bestioles.
— La température va continuer à baisser et l’oxygène va se raréfier. Ton bronchodilatateur est à portée de main ? Bien. Je te promets que ça ira mieux dans très peu de temps.
Nous sommes presque arrivés à destination. Car, attirée par une touffe de champignons, Myriapoda change subitement de direction. Nous n’avons pas le temps de les reconnaître, les voilà déjà engloutis.
Grand’Pa flatte à nouveau le mille-pattes pour qu’il reprenne la bonne direction. Hélas, c’est la gourmandise qui guide maintenant ses pas. Il n’y a plus rien à faire. Le vieux n’essaie même pas de contraindre la bête, ce serait aller contre ses principes de vie. Je repense aux règles de Mamouna. Respecter les besoins de la Nature et des esprits qui peuplent les environs, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux.
Nous descendons de notre monture et ôtons l’équipement.
— Merci de ta précieuse aide, l’amie, dit le vieil homme en posant une main contre la tête de Myriapoda. Merci et à très bientôt. Suis-moi, Uhna, nous allons faire le reste du chemin à pied. Ce n’est plus très loin.
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