Chapitre 1

2 minutes de lecture

Colère : état ou mouvement de l'âme qui s'élève et s'emporte contre ce qui lui déplait.

Larousse – 1907

Eléonore ne pouvait qu'exprimer un sourire à la lecture de cette définition sur son téléphone. La citation, qui couronnait la page d'accueil du site de son nouvel employeur, l'étonnait. Il lui semblait inhabituel de témoigner de la colère sans jugement. Cette passion résonnait depuis toujours en elle comme une fraude, une immoralité. C'était le bien qui se battait justement contre le mal. Ou le mal qui perdait son masque face au bien. Elle considérait cette émotion comme une action personnelle, résonnant dans une seule âme.

Elle s'assura une énième fois de sa destination. La boutique se trouvait toujours au bout de sa ligne de métro. Elle éteignit l'affichage et souffla profondément pour se soulager du stress qu'elle nourrissait. Son reflet sur l'écran noir lui révéla un trop plein d'anticernes sous son œil gauche. Elle l'essuya d'un geste vif puis se remit à jouer machinalement avec le ressort d'une mèche bouclée. Elle restait saisie par l'étrange de sa situation. Sa propre colère l'emmenait à s'occuper de celle des autres. Une nouvelle entreprise, ni startup, ni low-tech, qui osait une méthode inédite pour délivrer les gens anonymes de leur bile, allait changer sa perception de la vie. Cette reconversion lui révèlerait-t-elle une aptitude à faire ses propres choix ?

Elle s'était laissée choisir une carrière dans les bureaux d'organisations éléphantesques, où elle devait y coordonner des projets profitables pour une poignée d'experts pointus en domaines flous. Son action se limitait à compiler leurs désidératas et leurs caprices dans un laps de temps donné. Les objectifs, les œuvres et surtout les gens qui composaient ces événements n'aiguisèrent jamais son intérêt. Le respect d'un planning, qu'elle assemblait avec les mêmes briques de couleur sur son tableur était son seul but. Elle appliquait des procédures héritées, imposées par une habitude si forte que le moindre écart serait source de conflit. Elle ne cherchait pas à comprendre. Cela arrangeait les autres qui n'avaient pas à expliquer. Son caractère, qu'elle n'osa jamais affirmer, ne demandait qu'à s'exprimer. Elle n'espérait s'épanouir que hors de ses trente-cinq heures, gavée par le divertissement et les derniers super aliments en vogue.

Son reflet dans la fenêtre de la voiture se superposait à la pénombre du tunnel. Elle était déterminée à combattre, raisonnablement, sa passivité. Elle la voyait comme le mal du siècle. Elle se voulait capable d'affronter le monde et de le rendre souple. « L'on se détruit le dos pour que l'autre reste raide » avait-elle gravé à l'indélébile sur son frigo. Elle ne voulait plus se courber pour laisser l'espace libre à l'autre et ses raisons. Eléonore profitait du relent d'une crise d'adolescence mal faite, coincée entre éco-anxiété et insécurité pour dévoiler son individualité. Les surenchères du progressisme, qui voulait raboter toutes les aspérités de l'humain, contenir toute nouveauté et rejeter toute responsabilité individuelle, avaient fini de la comprimer jusqu'au Big Bang. Comment pourrait-elle survivre aux fractures de sa vie si ses émotions devaient se conformer aux idéologies qu'elle n'avait pas choisies. « Pas de vagues » s'était-elle répétée jusqu'à l'écœurement. Aujourd'hui elle plongeait en bombe dans le grand bain.

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