Chapitre 2
Un pincement d'anxiété la saisit quand son corps fut emporté par un freinage étrangement abrupt du métro. D'instinct, Eléonore compta le nombre de stations qui la séparait de son nouveau métier. Encore dix. Elle avait évidemment pris de l'avance pour son premier jour. Une tension étrange rampait dans la rame l'empêchant de reprendre sa course. Eléonore suivit à contre cœur les regards captivés de ses compagnons de voyage. Là, sur le quai d'en face, contracté de tous ses membres, un homme isolé hurlait sa colère à un bras de distance des micros de son téléphone. Le boyau de béton offrait une résonnance effroyable à ses éclats de voix. Un premier rang formé des inquisiteurs qui le jugeaient et de quelques malchanceux qui tentaient de lui tourner le dos encerclait ce Super Saiyan rubicond. Le reste de la foule se serrait sur un quai qui semblait bien étroit. Quelques personnages aussi blasés que brusques fendaient avec insolence l'amphithéâtre humain, sans oser pour autant franchir le cordon sanitaire. Eléonore délaissa le tragédien pathétique pour apprécier la diversité des réactions de son public. Toute la palette des réponses à la colère s'exprimait. L'incompréhension, la crainte, le mépris, la charité. Mais toujours, cette passion choquait. Elle s'attarda sur ses préférés : les louvoyants, qui partageaient entre eux un accord d'un hochement de tête sur la violence de cette société et mitraillaient du regard le gueulard pathétique. Voilà donc ceux qui se font appeler les progressistes, pensa-t-elle.
La colère contaminait peu à peu la foule qui attendait la reprise du trafic. Eléonore se refusait à partager l'agacement commun mais ne put empêcher le relent amer d'une colère avalée lors du dernier repas de famille. L'esprit éveillé de sa tante l'avait condamnée de vouloir exploiter le malheur des pauvres gens avec son nouvel emploi. Eléonore, cette irresponsable qui refusait la voie de la bienveillance, cochait toutes les cases de sa noble indignation. Les dix plaies du monde moderne y passaient, de l'ultra-libéralisme à l'éternelle exploitation de l'Homme, en passant par l'anti vivre-ensemble et quelques phobies triées sur le volet. La tante, récente veuve sans enfant, délivrée de sa propre exploitation par l'héritage confortable de son défunt entrepreneur de mari, n'en finissait pas de tartiner de son évangile les parts de tartes qui se répartissaient parmi la tablée dominicale. Elle tentait par sa colère empruntée de faire exploser de rage sa nièce. Pour autant la nièce avait choisi de se contenir. Elle résistait à ce jeu fallacieux alors que sa tante fulminait en vidant une nouvelle flûte de champagne entre chaque réplique. Eléonore ne voulait pas gâcher d'avantage sa part de Bourdaloue en rappelant à la belle-sœur de sa mère que si son idéologie arrivait à rentabiliser la misère qu'elle créait, sa tante et ses compagnons seraient sans doute millionnaires.
Eléonore était exaspérée de cette diatribe qui se masquait d'un universalisme sacré. Cette secte, alimentée par des idéaux de mai soixante-huit, toujours plus mal traduits à chaque passage de frontière, amenait les gens à se déchirer dans leur quotidien. Politiser les émotions, capitaliser sur les colères, là était le vice. La nièce osait emprunter une voie personnelle qu'elle jugeait plus respectueuse et responsable. Elle se sentait capable de gagner sa vie en libérant ses clients de leurs passions, plutôt qu'en les asservissant aux siennes. Elle se savait aussi assez responsable et éduquée pour ne pas les exagérer en contestations inutiles et mondaines. La révolte du bout de table atteignit son paroxysme au refus du dessert tendu par la maitresse de maison. Le fondant de la poire pochée mêlé au caprice de la vieille tante envoya Eléonore au nirvana. Elle réprima un éclat de rire et faillit s'étouffer quand elle se demandait si elle ne devait pas faire payer sa tante pour supporter sa colère. Son entreprise offrait-elle des cartes de fidélité pour les taties aigries ? Le présent remit son esprit sur les rails quand les premiers tours de roues toussoteux firent trembler la rame.
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