Chapitre 3

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Une courte marche sous la bruine glaciale, mêlée à un flux d'employés de bureau lui suffit pour atteindre sa destination. Quand elle s'imagina se mêler au reflux ce soir pour retrouver une place dans son métro, elle souffla d'agacement. Elle ne pourrait pas refuser entièrement la passivité. Au cœur de ce quartier d'activité de la ville, Igor Janov avait installé la première boutique de la marque Criez dans l'Hygiaphone. Un entretien en visioconférence lui avait suffi pour parier sur Eléonore. Aucun autre des quelques candidats n'avait les qualités requises pour cette mission. Il fallait être aimable sans être compatissant, distant sans être froid et surtout avoir envie d'agir.

Cette première officine, comme s'amusait à l'appeler Igor, reprenait le costume démodé d'un grand bureau de poste. L'entreprise rentabilisait avec une imagination surprenante ses biens superflus. L'enseigne de métal ancrée depuis un centenaire dans la pierre des murs extérieur contrastait avec le nouveau logo autocollant apposé sur la porte d'entrée. Elle y vit un doute de ses nouvelles capacités. Si ses nouvelles envies n'étaient qu'un sticker qui essayait de masquer ses névroses profondément incrustées ?

Partiellement abrités sous l'auvent de l'entrée, une douzaine d'individus épars et mal assortis cachaient leur agitation. Les mains massaient les nuques raidies, les regards s'échappaient sur les jointures du sol, les bouches soufflaient des paquets de vapeur saccadés par la nervosité. Le moindre bruit qui détonnait avec la rumeur de la ville les heurtait. Des revers de leurs vestes se révélaient leurs visages gercés et tendus, colorés tour à tour par le rouge et l'or des illuminations de Noël. Eléonore était séduite par la scène tourmentée et pourtant tout en retenue qui se déroulait sur le trottoir d'en face. Elle la contourna sans la lâcher une seconde du regard dans un long travelling. Les passants qui croisaient son chemin n'étaient plus que des lignes floues et filantes. La magie de Noël enveloppait Criez dans l'Hygiaphone.

Igor avait précisé à Eléonore qu'il l'attendrait à l'entrée de service. Autour de la boutique s'empilaient des étages modernes dont les cases s'éclairaient de bleu, se gorgeaient d'employés et de leurs névroses. Une boulangerie, qui jurait du jaune de ses lumières, embaumait la rue d'une odeur de viennoiseries et de pains chauds. Eléonore tenta d'emporter un nuage d'effluves sous son parapluie en passant au plus près de la vitrine embuée. Au bout de la rue, le visage blanchâtre et la stature imposante d'Igor se présentaient tel un phare. L'appétit de la danseuse sous la pluie fut étouffé net par une nouvelle dose d'anxiété.

« _ Il y aura une nouvelle fournée à l'heure du goûter Eléonore, tonna Igor à travers l'averse devenue plus forte.

_ Bonjour Monsieur Janov, lança-t-elle au bout de sa course.

_ Bonjour Eléonore, rentrons voulez-vous ? »

Elle ne s'étonna pas de rencontrer un géant impassible. Elle s'était déjà sentie toute petite lors de son entretien. Une contre-plongée inévitable présentait son menton rocheux au premier plan de l'image. Sa démarche fluide et sa tenue élégante faisaient néanmoins de lui un être discret. Il actionna l'épaisse serrure du portail de fonte. Les écailles de peintures laissaient apparaitre des couches de dizaines de blanc, qui offrait à l'imaginaire dix histoires au moins. Eléonore découvrit une cour laissée à l'abandon, emboitée entre les ailes du vaisseau de pierre. Elle pensait s'activer rapidement vers l'entrée, fuir les rafales tourbillonnantes et détrempées qui l'écrasait, mais Igor y semblait insensible. Il profita d'avoir un public ce matin pour conter les histoires qu'il tournait chaque matin dans sa tête. Sa voix grave s'accordait à la rythmique saccadée de l'averse. Il mettait en scène sa version du prestige oublié des lieux. Il bondissait de la grande Histoire du courrier aux innombrables petits récits personnels. De Philippidès, annoncant la victoire de Marathon, et l'Aéropostale, aux anonymes qui avaient partagé leurs événements de vie, ses anecdotes et ses réflexions s'enchainaient avec intensité. Igor s'émerveillait chaque matin de toutes les créations humaines nécessaires à l'acheminement d'une simple missive. Eléonore s'épuisait à essayer de suivre l'ouverture en scat de sa journée. Elle n'avait pas l'habitude d'écouter des gens habités, qui osaient expliquer des choses.

Igor avait cessé de se contenir il y a des années. Il laissait libre cours à son esprit et s'exprimait en laissant aux autres le choix de le suivre. Il affrontait sa propre médiocrité et redoublait d'effort pour récupérer ce temps qu'il estimait perdu. Il avait pensé un temps pouvoir louvoyer avec paresse dans sa vie, échanger quelques heures de travail contre son oubli. Mais la honte se diluait en lui et le pétrifiait lentement jusqu'à étouffer son âme. Il était devenu si sec qu'il n'arrivait plus à rêver. Il s'était échoué mollement au bord de son fleuve tranquille. Sa rencontre avec Marcel, qui allait devenir son associé, le délogea de sa plage vaseuse. Il lui avait donné, bien malgré lui, l'idée de Criez dans l'Hygiaphone. Marcel avait le talent unique d'absorber les colères. Tous ceux qui croisaient sa route retrouvez calme et sérénité.

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