Chapitre 4

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Il enclencha machinalement une rangée d'interrupteurs, suspendit sa longue veste de laine anthracite à un porte-manteau sans âge et posa un œil sur la diffusion de la caméra de la salle d'attente. Les starters des rampes de néons claquèrent en série, la porte d'entrée principale se déverrouilla. Les clients entraient sans bousculade et se rangeaient dans un ordre presque militaire. Le groupe désorganisé du parvis s'était métamorphosé comme par la pression d'un bouton magique. Décidée à suivre le rythme imposé par les habitudes de son patron, Eléonore quitta sa veste avec hâte et prit possession des lieux. Elle s'interdit d'hésiter à se mettre en avant. Entrer, appréhender le volume immense, se rendre visible, quitte à se trouver esseulée au centre de cette espace vide. Il n'existait qu'un bureau de bois massif sans âge garni d'une machine à café flambant neuve, de son seul fauteuil usé et d'une imposante cabine de contreplaqué. Elle se surprit à allumer machinalement la machine à café à son passage.

« _ Bonne idée Eléonore. Prenez-vous donc une tasse.»

Son cœur s'accélérait. Le café serait une mauvaise option pour le calmer mais le stress séchait sa bouche et serrait sa gorge. Igor la rejoignit pendant que son ordinateur démodé synchronisait des dizaines d'emails déjà lus, classés et annotés. Le moindre son résonnait au centuple entre les murs nus, forçant Eléonore à se demander comment elle pourrait supporter les cris de ses clients dans ce bureau. La voix amplifiée d'Igor coupa sa réflexion :

« _ Je préfèrerai que l'on se vouvoie durant les horaires de travail. C'est, je pense, le mieux devant les clients. Des échanges neutres, sans complicité affichée, d'une correction élémentaire éviteront tout relâchement à nos clients. Ils pourraient trouver dans un tutoiement une brèche pour s'épancher ou même oublier les raisons de leur colère. Les motivations qui les amènent ici doivent rester secrètes et ils doivent rester sous pression pour utiliser et payer notre service. Imaginez un médecin qui consulterai gratuitement dans la salle d'attente d'un confrère.

_ Ok je comprends. J'avoue préférer également, le tutoiement, l'esprit de camaraderie au travail, tout ça ce n'est pas pour moi. »

Igor s'arrêta sur la réponse d'Eléonore. Elle pensa que sa remarque réduirait ses chances de réussir sa période d'essai. Les épaules haut perchées de son employeur semblèrent se relâcher. Ce grand garçon éprouvait-il également du stress ? Son visage carré se détendit même au point d'esquisser son premier sourire. Eléonore venait de l'ôter d'un poids. Il se considérait comme un responsable d'entreprise, pas un père ou un guide spirituel. Il voulait laisser aux autres le soin de s'épanouir ou non.

« _ Je vais vous guider pour accueillir nos premiers clients. Après je vous laisserai faire. »

Eléonore n'arriva pas à formuler de réponse. Sa gorge s'était nouée. Elle se força d'acquiescer espérant prouver son employabilité. Elle était perturbée par l'attitude de son patron qui voulait déjà lui faire confiance. Etait-ce un moyen pour lui de rejeter sa propre responsabilité ? Ou de la mettre en défaut dès le début ? Igor l'emporta dans son sillage, contournant la cabine acoustique.

« _ Nous avons récupéré à bas prix, deux cabines acoustiques d'un studio de postproduction audiovisuelle. Dans ce secteur le progrès technique chamboule tout. Les voix de synthèses remplacent des humains. Pas d'heure supplémentaire, d'inflation aberrante ou de vil syndicat. Imaginez les charges en moins ! L'exception culturelle française a malheureusement été meilleure pour lever des impôts plutôt que pour sauver ses créatifs. On est un peu le musée des passés glorieux comme vous pouvez le voir. »

Eléonore se sentit la cible d'une nouvelle salve d'anecdotes dépareillées. En quelques pas trop grands, elle était emportée de la Poste aux Césars. Quelle serait sa prochaine destination ? Igor s'arrêta la main sur la poignée de la porte de la salle d'attente et se retourna :

« _ Etes-vous déjà allée à un enterrement ? Vous voyez, les croque-morts sont aussi discrets qu'efficaces. Invisibles la plupart du temps, presque fondus dans les décors. Ils sont néanmoins actifs et garants du rythme des cérémonies. Ils contiennent nos émotions en quelque sorte »

Le ton feutré de sa voix contrastait avec ses doigts puissants qui agrippaient fermement la poignée. Eléonore était déconcertée par ce personnage à l'esprit expansif mais au corps si discret. Personne de l'autre côté de la porte ne pouvait soupçonner leur présence. Il ouvrit sans heurt la porte et s'inséra à pattes de velours dans la salle où attendait le groupe stoïque. Il balaya des yeux l'assemblée rapidement. Chaque client se sentait pris en compte personnellement sans pour autant avoir pu pénétrer le regard d'Igor. Eléonore nota la finesse de son attitude. La première cliente s'engagea sous la main aussi accueillante que retenue d'Igor. Le claquement de ses talons résonnait dans le volume du bâtiment avant d'être englouti dans la cabine acoustique. Une fois la réverbération éteinte, Igor reprit son mentorat.

« _ J'essaierai de vous présenter Marcel en fin de journée.

_ Qui est Marcel ?

_ Mon associé. Sans lui rien ne serait possible. Il est dans la cabine.

_ Ah bon ?! Mais que fait-il et quand est-il arrivé ?

_ C'est lui qui libère des colères. Quand nous prenions un café, répondit-il dans l'ordre.

_ Il y a quelqu'un dans la cabine en face des clients qui hurlent ?

_ Tout à fait, oui. Marcel a un don pour ça. »

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