Chapitre 6
Une rumeur étouffée émergea de la salle d'attente et saisit Eléonore. Une nouvelle fournée d'énervés s'installait sur les assises volontairement inconfortables. Elle suspendit l'échange d'un regard froid et fila seule guider les pauvres pêcheurs. Igor ne s'encombrait pas du jugement d'Eléonore face à son sarcasme. Il se doutait qu'une rechute vers la passivité commençait à gangréner la jeune femme. Il perdait quelques points d'énergie rien qu'à l'idée de l'aider à se battre contre cette maladie.
L'expérience d'Eléonore comptabilisait sept clients de plus. Ce moment avancé de la matinée était propice aux retraités et aux baristas coincés entre deux coups de feu.
Eléonore commençait à souffrir des ardeurs des clients et de l'absence de son patron. Cette histoire de confiance était vécue comme un abandon. En elle germait une rancœur contre cette entreprise qui lui faisait perdre ses espoirs. Elle tourna son dépit personnel en interrogatoire :
« _ Et si un client venait se dénoncer dans la cabine, hein, on ferait quoi ?
_ Comment ça ? répliqua à la volée Igor sans quitter son écran des yeux.
_ Avec ce secret de la confession, on ne sait pas ce qu'il se passe. Celui qui vient ici pour crier la haine de sa femme, repart sans honte pour l'agresser ou même pire non ? On le conforte dans sa colère.
_ Marcel est là pour l'aider à évacuer sa colère.
_ Et justement Marcel, s'il se faisait battre ou tirer dessus ? On fait quoi là.
_ Très bonne question. »
Igor la regardait droit dans les yeux maintenant, confortablement installé au fond de son fauteuil.
« _ Que feriez-vous pour empêcher cela, l'interrogea-t-il d'une manière franche.
_ Mais ce n'est pas à moi de trouver des solutions !
_ Vous n'êtes là que pour apporter des problèmes ? »
Igor reteint un ricanement qui serait de trop. L'immoralité apparente de l'entreprise éclairait les justifications à son mal être d'Eléonore. Elle avait l'impression de n'être encore qu'un des maillons de la chaine de l'exploitation de l'Homme par l'Homme. Igor exploitait la misère des autres et faisait fi des conséquences. Il reprit :
« _ Cette entreprise et même tout le business est encore jeune. Je me permets de faire confiance à ceux qui m'entourent et aux clients pour que cette activité démarre au mieux. Je ne doute pas que le vice tentera de corrompre notre activité. Mais j'estime que nous serons prêts à le combattre. »
Eléonore s'adossa à la cabine, épuisée par ses chorégraphies en clientèle et lassée par les conceptualisations de son patron. Igor semblait comprendre l'état physique de son employée. Il l'invita à prendre sa pause déjeuner. La boulangerie servait sur place de savoureux sandwichs.
Eléonore distilla un courant froid en entrant dans la boutique. Elle refusa sèchement l'offre d'ajouter un dessert à sa formule et bouscula quelques clients attablés en s'installant à une place face au mur. Son aigreur aimantait et polarisait les esprits qui l'entouraient.
Eléonore ruminait ses remords entre chaque bouchée arrachée. L'idée que sa tante pouvait avoir raison acidifiait son estomac. La table d'à côté mettait en scène ses réflexions. Trois ou quatre employés, énervés également par ce lundi matin, listaient leurs griefs envers les autres. L'inexistence des procédures, les questions sans réponse, l'absence de solidarité s'amalgamaient au micro-management des petits chefs dictateurs qui empêchaient toute créativité. Le fatras d'arguments résonnait en elle. Il nettoya son esprit de ses doutes et de ses peurs. Son âme était trop haute et trop pure pour se laisser corrompre dans cette entreprise capitaliste et forcément déshumanisée. Elle ne se laisserait pas faire comme ceux de la table d'à côté. Elle ne ferait pas partie du système. Ce soir elle quitterait fièrement Criez dans l'Hygiaphone.
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