Chapitre 7
« _ Rocky ne gagne jamais au premier round !
_ Rocky, les vieux films sur la boxe ? C'est ça votre référence. »
Igor prit un violent coup de vieux. Eléonore se confortait dans sa différence avec son ringard de patron. Comment pouvait-elle être respectée par un homme aussi déconnecté du présent ? Les gens de la table d'à côté avaient définitivement raison. Eléonore reprenait le travail, d'une attitude qu'elle voulait désintéressée mais gênée. Elle répondait aux exigences de son exploiteur pour lui montrer qu'elle avait, elle, du respect même pour les mauvais êtres. C'est une belle leçon qu'elle lui donnera ce soir. Igor mésestimait son état. Il voyait une Eléonore investie, qui apprenait à se faire confiance. Elle semblait s'extirper de la passivité plus facilement qu'il n'avait réussi à le faire. Dans peu de temps, elle serait un exemple.
Elle se persuadait à chaque client qu'Igor se délectait de sa souffrance. Il aimait les yeux injectés de sang ou vibrants de larmes. Il pariait sur l'incompétence d'Eléonore pour diversifier ses plaisirs vicieux. Et il comptait lors des intermèdes l'argent que lui rapportait leur détresse. Que penser de l'homme enfermé dans la cabine à longueur de journée, à la fois victime et responsable du système ? Comment Igor arrivait-il à le contraindre chaque jour ? Eléonore fut frappée par une révélation. Elle courut se cacher dans la salle d'attente, libre à l'heure de la digestion. Marcel ne pouvait être que coupable d'un crime. Il était caché et utilisé par Igor qui connaissait la vérité. Eléonore se laissa tomber sur un siège de la salle d'attente. Elle fût surprise par l'incommodité de l'appui ischiatique, une espèce de banc assis-debout que l'on trouve généralement dans les stations de métros. Elle se redressa, suspendant sa réflexion, pour inspecter les lieux qui lui semblèrent avoir été montés à la hâte par des amateurs totalement incompétents. « Maximiser les gains » pensa-t-elle. Un assemblage de cloisons biscornues, des finitions partielles, des courants d'air froids et sifflants. L'atmosphère distillait une gêne, c'était tout l'inverse de ce qu'on pouvait espérer d'une salle d'attente. Elle imagina la salle emplie d'une bonne douzaine de clients en équilibre précaire, refroidis par les respirations stridentes des murs, leurs pieds tentant de s'ancrer dans le sol et les épaules se heurtant au moindre mouvement ; leurs regards honteux qui s'évitaient, tantôt par la fuite via des perspectives incorrectes, tantôt éblouis par la trop forte lumière des néons verdâtres. L'évidence jaillit de ce halo qui lui brulait les rétines. Cette architecture hostile avait été pensée par un esprit sournois presque malade pensa-t-elle. Cet inconfort irritait puis exaspérait pour garder le patient sous pression. Pour Eléonore, Criez dans l'Hygiaphone entretenait la malignité et la haine. L'entreprise laissait libre cours aux plus sombres idées des gens avant de les relâcher plus dangereux que jamais. Elle se montrait irresponsable en refusant de contrôler cette population. Eléonore bondit de son banc trop haut, trop penché et trop froid et courut déclamer son réquisitoire.
« _ ça y est, j'ai compris votre petit jeu. »
Igor réfréna un frisson qui lui traversa le dos. La ton d'Eléonore dérivait au cinglant.
« _ En fait ce que vous espérez c'est que tout le monde se déteste. Je suis sûre que vous avez un plan de startupeur pour développer des franchises partout. Vous voulez que les gens s'entrainent à se détester et que ce soit le chaos partout. Et les pires d'entre eux, les criminels vous les mettez dans les cabines, non ? Comme ça, vous vous faites du fric sur tous les tableaux ! »
« La jeune femme était-elle réfractaire à toute réflexion » se demanda Igor. Il hésita une seconde avant de se laisser emporter par son émotion. Il avait des progrès à faire en recrutement.
« _ Mais comment pouvez-vous sortir des arguments aussi débiles ! Vous voulez m'accuser de vouloir pourrir le pays entier en espérant devenir riche ? Vous êtes sérieuse ?
_ Oui très. D'abord les clients. Vous entretenez leur colère et leur haine. Ensuite Marcel que vous détenez ici. Qu'est-ce qu'il a pu faire pour s'enfermer dans cette cabine tous les jours et se faire insulter. Il est coupable de quoi ce pauvre Marcel. Vous l'avez surement forcé à faire quelque chose que j'arrive pas à imaginer pour le garder en captivité comme ça ! »
Igor hésitait entre le rire et la rage. Le jugement hâtif, l'absence de questionnement et l'émotion incontrôlée de sa jeune employée trahissait un dernier assaut de sa mesquine passivité. Igor comprit que la jeune femme n'avait pas encore terrassé sa plus grande ennemie. Elle s'était cachée, en embuscade au bout de ce long chemin, entre Eléonore et lui. Il médita quelques secondes sous le regard lourd et frémissant de son employée. Il ne voulait pas que ses émotions commandassent sa réponse. Eléonore était encore jeune et influençable. Il estimait qu'il n'avait pas encore perdu sa confiance.
« _ Tout d'abord, Marcel est la personne, si c'est encore une personne même, la plus passive que je n'ai jamais rencontré. Vous avez déjà vu une ... une entité capable de se faire escroquer, abuser par n'importe qui ? Moi oui, c'est Marcel ! »
La voix d'Igor semblait prête à dérailler, trahissant un trop plein d'émotion.
« _ J'ai rencontré Marcel quand j'étais assistant d'un dentiste véreux. Il venait chaque semaine recevoir des soins imaginaires. J'étais stupéfait par la crédulité mollassonne du type. Je l'ai suivi pour comprendre qui il était. J'étais trop passif à l'époque moi aussi pour l'aider. Les gens qu'il croisait dans ses journées alternaient entre indifférence ou haine à son encontre. On l'oubliait aussi facilement qu'on l'accusait du pire. Il était responsable pour les autres. Vous n'auriez pas supporté ce que j'ai pu voir. Le soir il rentrait chez lui, s'enfermait seul et semblait attendre le lendemain. Il répétait ça tous les jours. Il était sa propre victime et moi je mourrais de honte de ne rien faire. »
Eléonore prit appui sur le mur glacé de l'office.
« _ Je n'ai eu qu'une seule idée Eléonore, Criez dans l'hygiaphone. Marcel était la personne idéale pour ce job. Nous rentabilisions son talent. Il a des parts de la société et, il sait maintenant pourquoi on lui crie dessus. Je lui ai expliqué que les gens venaient ici pour évacuer leurs frustrations. Leur honte de ne pas affronter leur médiocrité ou leur peur, de ne pas oser perdre. Et lui, leur apportait la paix. J'ai cru apercevoir un sourire sur son visage ce jour-là. Je ne pourrai pas le sortir de son état contre sa volonté. S'il y arrive un jour par lui-même, je serai là et surtout, je le laisserai libre de choisir. Je ne peux pas faire plus pour lui. Le combat contre sa propre passivité ne peut pas se partager. J'espère que vous me comprenez. »
Eléonore découvrait avec stupeur une nouvelle facette de son patron. Il ne semblait plus être l'affreux capitaliste qu'elle dessinait. Il n'était pas non plus d'un de ces prétendus humanistes qui oblige les autres de pure force. Il avait de l'affection pour Marcel et les gens. Il l'exprimait avec la distance qu'on offre aux personnes que l'on respecte. Elle se sentait honteuse. Elle s'était laissée désarmer par sa pire ennemie et le reprochait à Igor.
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