Sa tête remue au rythme des rails.

Les paupières alourdies par ses insomnies de la semaine, George tente de s’assoupir malgré le braillement des enfants autour de lui. Même le port de ses oreillettes ne réussit pas à atténuer la voix assourdissante et aiguë de la seule fille de la famille, les pleurs stridents du bébé et les claquements de doigts rythmés de l’aîné du lot. Leur mère aussi perdue qu’une adolescente ayant ses premières règles.

Serrant un peu plus ses paupières, il se remémore l’objectif de ce voyage et pourquoi son éditeur a insisté à sa participation à la deuxième édition du congrès des auteurs. Sa carrière en décadence depuis maintenant un an, ses livres ne se vendent plus comme des petits pains. Sa maturité gagnée avec le temps réduit de plus en plus son audience qui ne trouve ni le charme, ni la nouveauté de ses œuvres.

A ses débuts, sa toute première tentative lui a valu le prix du meilleur livre de l’année. Il a gravé les échelons grâce à « L’ombre Interdite », un mélange de mystère et de tragédie, avec un soupçon de psychologie.

• Maman ! Regarde mon dessin ! s’extase la fillette en sautillant sur son siège.

Réveillé par la petite – tiré aussi par la curiosité, George ouvre un œil et tombe sur un dessin anarchique sur l’ardoise. Il ne distingue qu’un œil en longueur et juste en dessous, une sorte de manche entrouverte avec des pointes. La mère, visiblement intriguée, essaie de deviner le dessin, sans grand succès.

• C’est un beau requin-scie, ma chérie, tente-t-elle.
• C’est un dauphin, maman ! Regarde bien. Voilà son bec, il sourit c’est pour ça qu’on voit ses dents et là, c’est son œil !
• Ah…Oui, c’est un très beau dessin. Pourquoi tu ne dessinerais pas quelque chose de plus facile ? Comme une étoile de mer ?
• Oh oui !

Elle se jette sur son ardoise et efface son chef d’œuvre à l’aide d’un chiffon usé. Son geste rapide provoque une montée de poussière de craie qui chemine une route vers les narines de George. Il éternue une fois, deux fois et une troisième fois. La mère se confond en excuses et demande à sa fille d’alléger sa main, tandis que le cadet lâche un gémissement que George ne comprend pas.

• Oui, je sais, tu dois avoir faim, répond la mère en sortant une sorte de purée de son sac. Ouvre grand la bouche !

Le bébé goutte une cuillère avant de recracher la seconde d’après et crie à l’outrage. Il ne reprit plus aucune bouchée.

• Eric, aide-moi, s’il te plaît, supplie-t-elle son aîné. Eric, tu m’écoutes ?

Elle lui retire le casque d’un coup sec.

• Quoi encore ?
• Je t’en prie, ne crie pas ! Nous sommes en plein public.
• Qu’est-ce que tu me veux ?
• Nourris ton frère, s’il te plaît. Il a besoin de manger et tu es le seul avec qui il ne bouge pas d’un pouce.
• C’est censé être une bonne chose ?
• Une excellente chose !

Soufflant un bon coup, il retire la guitare qu’il retenait précieusement contre son torse et la pose sous la table qui les sépare de George. Il dépose son frère sur ses genoux, l’adossant à la même table. Subjugué par ses manies bizarres – gémissement étrange, jeu de l’avion, grimace rigolote, le cadet engloutit presque rapidement son déjeuner.

Sa fille concentrée sur ses dessins, son petit nourri et l’aîné enfin sorti de son monde, la mère réussit enfin à souffler. Son regard rencontre celui de George.

• Les enfants, bouge-t-elle les lèvres sans prononcer un mot.

Bien qu’il n’ait pas d’enfants et pas l’envie d’en avoir un jour, George acquiesce en souriant et détourne la tête vers l’horizon.

Le voyage risque d’être long, songe-t-il.