3

5 minutes de lecture

Chris progressait sur une route mal goudronnée, au milieu des champs. Elle ne savait même pas où elle allait. Elle ralentit, puis s'arrêta. Un GPS était fixé à son pare-brise. Elle supposa qu'elle avait l'habitude de se servir de ce type d'appareil, car elle l'alluma sans difficulté. Elle se rendit compte qu'elle maîtrisait encore parfaitement son environnement. Elle se souvenait des objets et de leur utilité. La case blanche dans sa mémoire, c'était elle, sa propre vie, son identité, les gens et les lieux. C'était à cause de cette blessure, elle le savait. Mais comment cela était-il arrivé ? Qui était cette Chris McSteel maintenant à six pieds sous terre ? Une amie ? Une ennemie ? Pourquoi avait-elle tué cette femme ? Toutes ces questions demeuraient sans réponse.

Chris reporta son attention sur le GPS.

- Mon domicile.

Elle appuya sur le bouton. Une voix de bonne femme monocorde s'éleva pour lui énoncer la route à suivre. Chris suivit scrupuleusement ces indications.

Cela faisait près de trois heures qu'elle roulait sans répit. Elle avait dû commettre douze ou treize excès de vitesse depuis qu'elle s'était mise en route. Sa douleur au crâne ne cessait de s'amplifiait, mais elle s'y habituait au point de l'oublier. Le sang avait cessé de couler de la plaie, il avait séché et formé une croûte ; il avait collé ses cheveux au tissus de la capuche. Elle se sentait faible et poisseuse. Le blanc de ses yeux était devenu rouge sous l'effet de la fatigue. Ses doigts se crispaient sur le volant. Son pied enfonçait seul, involontairement, la pédale d'accélération. Parfois elle décrochait son regard de la route et admirait le paysage. La voiture décrivait alors de larges zigzags et elle manqua plus d'une voix de dérailler sur le bas côté. Elle avait traversé quelques petites villes, mais globalement, elle n'avait croisé que de vastes pâtures.

Soudainement, elle aperçut un panneau « Fort Worth ». Elle était encore à près de cent kilomètres de son prétendu domicile. Plus d'une heure s'écoula avant qu'elle atteignît finalement la ville. Elle en entrevit les beaux quartiers résidentiels mais ne tarda pas à admettre qu'elle ne vivait pas là. Elle continua sa progression, concentrée sur les indications du guidage par satellite. Pourquoi cette fichue bonne femme se sentait-elle obligée de chantonner « Tenez la gauche. », « Prenez la prochaine sortie. », comme s'il s'était agi d'événements inattendus et heureux ? Pourquoi devait-elle appuyer avec tant d'insistance sur chaque syllabe comme pour s'adresser à une demeurée ? Chris se demanda qui avait décidé d'attribuer cette ridicule voix à l'appareil. Puis elle s'imagina avoir été par le passé la fondatrice d'une entreprise de GPS et avoir elle-même pris cette décision grotesque. Pire encore; peut-être avait-elle prêté sa propre voix à l'instrument. Afin de s'assurer que la voix de l'agaçante bonne femme n'était pas la sienne, elle se mit à répéter sur un ton faussement enjoué :

- Tournez à gauche ! Sortie imminente !

Au bout de quelques minutes passées à reprendre ces phrases, elle admit avec soulagement que sa voix n'était pas celle qui guidait les automobilistes depuis le petit boîtier.

Chris arriva dans le ghetto. Elle n'était pas certaine qu'il y eût des doigts en son for intérieur. Si toute fois il y en avait, elle était forcément en train de les y croiser en espérant de tout cœur qu'elle n'habitait pas l'un de ces misérables HLM. L'ironie du sort voulu que la voix insistante du GPS déclarât : « Vous êtes arrivé. » juste devant l'un des immeubles en décrépitude.

Il y avait là une petite cour avec un parking et quelques plantes. Chris y gara sa voiture et descendit. La structure comportait deux entrées désignées par les lettres A et B. Si l'on regardait plus attentivement, en faisant si possible abstraction du détestable crépi cramoisi étalé sur les murs, on pouvait remarquer que A et B étaient deux bâtiments distincts regroupés en un même complexe. Chris plongea la main dans sa poche pour en sortir ses clés. Elles étaient attachées à un rectangles plastifié sur lequel on avait plaqué l'autocollant « B012 ». Elle en déduisit quelle porte emprunter.

Elle découvrit derrière la porte B un couloir étroit et sombre. Il y régnait une odeur infecte. Le crépi cramoisi qui recouvrait les murs avait dû être posé bien grossièrement car il était en pleine phase de décomposition. Le plafond était envahi de toiles d'araignées dans lesquelles pendaient les arachnides, parfois juste leurs cadavres, et quelques mouches bien grasses attendant d'être dévorées. Le tapis, par endroit arraché, brûlé ou corné, dont la poussière avait passé la couleur verte, regorgeait d'une diversité de locataires dignes d'une réserve animalière : cloportes, cafards, fourmis, punaises, asticots et blattes en tous genres avait trouvé là un logis confortable et tranquille.

Chris s'aventura dans le lugubre corridor, décrivant de grands gestes avec les bras pour se défaire des innombrables fils de toiles sales et collantes. Elle atteignit alors un petit escalier en colimaçon. Son regard s'arrêta sur une tache rougeâtre qui coulait du mur jusque sur les marches. Elle ne put contenir une moue dégoûtée. Bien que le sang semblait sec, Chris prit soin de contourner la trace et gravit l'escalier le plus vite possible, en tâchant de pas même frôler le mur.

Elle déboula dans un nouveau couloir, éclairé certes mais guère plus accueillant que le précédent. La lumière ne servait à vrai dire qu'à mettre en évidence le lamentable état du tapis. Elle aperçut une porte numérotée indiqué B010 sur la droite, puis B011 sur la gauche. Elle se retourna vers la droite, fit quelques pas de plus et se trouva face à B012. Elle introduisit la clé dans la serrure, l'y tourna. La porte s'ouvrit en grinçant.

Chris poussa le battant et pénétra, perplexe, dans l'appartement. Elle fut surprise de constater que l'endroit, quoique mal entretenu, paraissait douillet. Le logement ne comportait que deux pièces. La première était un séjour où le meuble indiscernable mi-lit mi-sofa côtoyait le four et le plan de travail de la cuisine. La pièce était munie d'une unique fenêtre et d'une porte donnant sur une petite salle de bain.

Chris referma la porte d'entrée. Sa méfiance la poussa même à la verrouiller. Se sentant enfin en sécurité, elle résolut d'achever de voler l'identité de la femme qu'elle avait enterrée quelques heures plus tôt. Elle se dirigea dans la salle de bain. Là, elle commença par désinfecter sa grosse plaie au crâne, puis prit une douche fraîche. Elle se plaça ensuite face au miroir, au-dessus du lavabo sur le rebord duquel elle avait déposé la carte d'identité de la véritable Chris McSteel.

Apparemment, par un heureux hasard, elles avaient à peu près la même taille et toutes deux les yeux noisette. La morte cependant avait les cheveux bruns et lisses coupés au carré; elle, les avait châtains clairs, presque blonds, légèrement ondulés, tombant dans le haut du dos. Chris les coupa avec une lame à rasoir trouvée dans un placard puis les lissa sans trop d'effort. Elle prit ensuite le risque de descendre dans le petit supermarché qui se trouvait en face de son immeuble. Elle y trouva sans peine une coloration noire et rentra immédiatement se l'appliquer.

Elle se contempla dans le miroir. Si on pouvait au premier regard la prendre pour la vraie Chris McSteel, on s'apercevait bien vite que ses traits n'étaient pas les mêmes que ceux de la défunte. La nouvelle Chris avait un visage bien plus fin et des traits bien plus doux que sa prédécesseur. Si la jeune fille prenait un air un peu plus agressif et singulier, elles pourraient avoir quelque ressemblance. Cependant Chris passa un temps fou à se maquiller de telle sorte qu'elle fut bientôt un sosie convainquant de la femme de la photo.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0