Chapitre 23
23
Jeudi 25 décembre 2019, 20h38
Jon faisait les cent pas, les mains enfoncées dans la poche avant de son sweat, les yeux rivés sur le bout de ses chaussettes. À chaque nouveau pas, il comptait le nombre de lattes sur lesquelles son pied se posait, les additionnait dans sa tête. Extérieur à la discussion qu'entretenaient Nathan, Vasco et Eden – dans une moindre mesure – il n'arrivait pas à retrouver son calme. Il ne parvenait pas à remettre le doigt sur ce sentiment d'accalmie qu'il n'avait que partiellement retrouvé depuis le jeudi soir où tout avait dérapé.
— Cette nana est un merdier, persifla Vasco.
Jon releva la tête, croisa le regard fatigué d'Eden, qui dans sa direction agita une main lasse. Assis en tailleur contre un mur, il semblait sur le point de s'endormir : la seule chose qui le maintenait éveillé, était l'irritation qu'il nourrissait envers les paroles de Nathan et Vasco.
Il était vingt heures passées, les informations de la une avaient pris fin quelques dizaines de minutes plus tôt. Les plus jeunes jouaient à la bonne paie, dans une partie endiablée que Mehdi chaperonnait. Dans la pièce à côté, les éducateurs, Matteo, Jelena et le caporal Iverick faisaient à nouveau bande à part, bien que le paquet ramené par Jelena du supermarché soit dans un état comateux depuis que sa fièvre avait commencée à grimper en flèche.
Et eux, les âges intermédiaires entre les enfants trop jeunes pour comprendre et les adultes dignes de confiance, se retrouvaient isolés dans le salon, à répéter en boucle que la venue du caporal était un scénario bancal, une idée mal-venue. Et pour cause : comme le leur avait si bien rappelé le présentateur du journal, tout manquement à l'obligation de présenter les personnes ayant subits une mutation depuis l'apparition du virus serait suivi de sanctions.
— Ramener un militaire gradé alors qu'on est dans l'illégalité la plus totale, grinça Nathan. Elle est pire que conne c'est pas possible !
— Baisse d'un ton tu me casses les oreilles.
L'ordre d'Eden coupa court à la verve de Nathan qui, emporté par son zèle et son angoisse de voir d'autres militaires débarquer chez Matteo, avança d'un pas menaçant vers l'autre garçon.
— Tu dis rien depuis trente minutes et là tu ouvres ton clapet pour me dire que je te casse les couilles ?
— Les oreilles j'ai dit.
— En même temps, il peut pas trop te briser autre chose. T'es pas encore appareillé pour, lança Vasco d'un ton moqueur.
Eden souleva un sourcil, avant de claquer sa langue contre son palais, les yeux plein de mépris.
— De nous deux mon pauvre Vasco, je suis désolé de t'apprendre que j'en ai des plus grosses que toi. Tu jappes, tu jappes, mais tu fais pas grand-chose au final. Si tu es tant énervé par Jelena, va lui dire en face au lieu de marmoner dans ton coin.
Vasco gronda sourdement, rejoignit Nathan pour faire face à Eden, qui fut de son côté rejoint par Jon, les dents serrées. Se positionnant de façon à pouvoir contrer tout geste mal-venu de la part de Vasco et Nathan, il coupa partiellement la vue de Eden qui pour garder un visuel convenable, dû se pencher sur le côté.
— C'est pas le moment de s'embrouiller, affirma Jon.
— Si c'est vraiment ce que tu penses, pourquoi tu serres les poings ?
Le concerné baissa les yeux, constata avec lenteur ses poings crispés le long de son torse, dû s'y reprendre à deux fis pour laisser ses doigts se désengourdir et se détendre. C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas garder les battements de son cœur tranquilles lorsque sous son nez, Nathan et Vasco attaquaient Eden de front, sur un sujet touchy qui plus est.
— Tu devrais être de notre côté pauvre buse : si les potos du caporal machin débarquent, tu seras autant dans la merde que Erwan, Matteo et moi.
— Qui te dit que ce type va nous balancer ? Il sait pas qu'on est...
— Jelena a très bien pu le lui dire. C'est pas notre allié, tu te rappelles ?
Jon renifla, effleura son abdomen, à l'endroit où la balle de Jelena aurait dû l'abattre, avant de redresser la tête.
— Se faire des nœuds au cerveau comme ça, ça sert à rien. Ça vous rend juste plus suspects, à vous agiter comme ça et à mal regarder ce pauvre gars. J'irais pas jusqu'à dire que la situation est comparable à une intrusion de furet dans un poulailler mais pas loin.
La voix de Eden, bien trop calme compte tenue de la tension qui régnait en maître dans la pièce, termina de faire grimper la pression de Vasco qui dans une impulsion, attrapa l'autre adolescent au collet. Son air méprisant et son ton supérieur avaient eu raison de sa retenue. Eden n'était pas des plus grands, ni des plus imposants, il n'eut donc aucun mal à le relever pour le plaquer contre le mur. Jon tenta de bloquer l'attaque, en vain : la main que Vasco avait resserré autour du col de Eden était des plus déterminés. Il aurait bien sûr put utiliser sa force mais, avait-il vraiment envie qu'en représaille, Vasco utilise ses explosions ?
— Tu devrais pas prendre ça à la légère, grogna t-il. Si on se fait gauler, Jon aussi. Et on sait tous les deux que ça te plairai pas je me trompe ?
— Lâche-moi.
— Tu me les brises avec ton petit air de ''je-m'en-foutiste'' Eden, vraiment. Alors redescend parce qu'on est tous dans la même galère, et si...
Il s'arrêta brutalement, fasciné par la teinte plus lumineuse, plus intense que les iris d'Eden venaient de prendre, faisant ressortir le vert de ses yeux d'une force incroyable. Comme si ses iris s'étaient changées en néon, d'une luminosité soudaine et presque aveuglante.
— J'ai dis : lâche-moi.
Aussitôt, et sans qu'il ne puisse faire autrement, les doigts de Vasco relâchèrent leur prise. Comme si une force extérieure le forçait à agir, qu'une main invisible saisissait ses doigts pour leur faire lâcher le tissu du sweat de Eden. Il recula d'un pas, tandis qu'Eden resta bien droit, les yeux aussi lumineux que ceux de Erwan durant l'utilisation de son don et alors, Vasco comprit, et recula à nouveau. Halluciné, il fixait Eden avec un mélange d'effroi et de curiosité.
— C'est une blague croassa t-il en se frottant les yeux. Depuis quand tu peux...
Abasourdi, son vis à vis se tourna un instant vers Jon, et haussa un sourcil indescriptible. Il semblait aussi perdu que Vasco, voir plus, la bouche entre-ouverte et les yeux écarquillés. Ses iris avaient retrouvée leur couleur initiale, mais persistait toujours au fond de son regard la flamme autoritaire qui lui avait permis par la seule force de l'injonction, de faire lâcher Vasco.
— Je... je comprends pas.
— C'est flippant ce truc, c'est vraiment flipp...
— C'est pas possible, murmura Nathan. T'as muté quand ? On a vu Jon, Vasco et Erwan se transformer alors pourquoi toi tu... ?
Eden releva le menton afin de pouvoir soutenir le regard de Nathan, bien qu'il ne sache pas quoi lui répondre. Il ne comprenait pas. Bien sûr que pour les autres ''mutants'' de leur groupe, le moment où le virus avait opéré était clair, mais lui ? Mise à part quelques épisodes de mal de tête des plus classiques durant la dernière semaine, il n'avait rien remarqué d'inhabituel.
— On doit prévenir Amali, lança alors Jon, le ton brusque.
— Ouais, je... je devrais aller la chercher pour lui dire de venir et...
Nathan s'interrompit, lorsqu'à la porte, Jelena apparut, un bandage épais autour du crâne, un air épuisé au visage.
Sans préambules, sans accorder plus de formes que nécessaire, elle héla l'entièreté du groupe avant de hausser un sourcil équivoque :
— Il faudrait pas tarder à aller se pieuter les mioches.
— Qui tu traites de mioche ? On a même pas dix ans d'écart, gronda Nathan, sourdement.
— Amali a vingt-quatre ans et pourtant tu l'écoutes, je me trompes ?
Avec acidité, l'adolescent lui rendit son sourire satisfait avant de secouer la tête :
— Je l'écoute parce que je la respecte. C'est ça la différence.
Un roulement d'yeux et une apostrophe irritée plus tard, Amali apparut à son tour, ébouriffée, le visage marqué par son cruel manque de sommeil.
En quelques enjambées par-dessus les matelas, elle rejoignit le groupe des plus jeunes, et ébouriffa les cheveux de Elies avant de sourire à la cantonade.
— Au lit. Et Nathan, je veux plus entendre ce que j'ai entendu d'accord ?
D'ordinaire, il aurait répondu. Il aurait répliqué à l'éducatrice qu'il n'avait aucun ordre à recevoir d'une femme qui avait tenté de tuer Jon mais, quelque chose dans le ton enjoué et léger de la jeune femme l'en dissuada. À la place, il baissa la tête et murmura un « oui » à peine audible, avant de regagner le canapé qui lui servait de lit pour attraper son pyjama.
— Attend, avant que tu ailles te brosser les dents, Yannick et moi avons à vous parler.
Arrêté dans tous mouvements, il jeta un regard à Amali par-dessus son épaule, considéra un instant son sourire passé de bienveillant à crispé.
Docile, il s'assit sur le rebord du canapé, avisa Jon et Eden s'asseoir à ses pieds, sur leur matelas, tandis que Yannick, Matteo et le caporal Iverick pénétraient dans la pièce.
Mis à part le moment où l'homme s'était presque recousu seul dans l'entrée de Matteo, Nathan n'avait pas vraiment eut le temps de détailler le caporal : il devait dépasser la trentaine, avait une barbe rasée de près et un regard acéré, du genre aussi froid que la glace, et aussi coupant qu'une lame de rasoir. Il ne donnait pas envie de se frotter à lui, et n'inspirait pas vraiment autre chose qu'un sentiment de nervosité à son égard. Il ne s'y connaissait pas vraiment en militaires, car hormis Jason et Jelena, il n'en avait jamais rencontré. Mais, de ce qu'il connaissait du métier, l'uniforme aurait dû lui inspirer le réconfort et la sûreté, pas le doute et l'angoisse.
— Bon les jeunes, lança Yannick.
L'éducateur transpirait abondamment malgré la température peu élevée et semblait sur les nerfs, le regard fuyant.
— Il semblerait que notre séjour à Nancy touche à sa fin, sourit-il tristement.
— C'est ça, rajouta Amali. Pour des raisons que nous vous expliquerons à tête reposées, il serait désormais dangereux de demeurer ici, au vu des mesures ordonnant la présentation de...
— Alors il nous a balancé ? On avait raison ! s'exclama Vasco, hors de lui.
Son intervention coupa court à la tirade de Amali qui un long moment, fixa l'adolescent avant de se tourner vers son collègue.
— Quoi ?
— Lui là, le type qu'a ramené Jelena, il nous a balancé et c'est pour ça qu'on doit partir ? On s'en doutait, t'es qu'une traîtresse ! Pourquoi il a fallut que tu ramènes un putain de militaire ici ?!
— Vasco baisse d'un ton et calme-toi, le caporal Iverick n'a balancé personne, et ne nous balancera pas. C'est sur ses conseils que nous partons, car figure-toi que ''poucave'' ou pas, des rondes sont organisées dans les prochains jours, dans les domiciles privés pour tester les civils. L'état s'est d'ores et déjà rendu compte qu'au vu de la contagiosité du virus et du peu de personnes présentées dans les centres, certains se terraient chez eux.
Vasco grinça des dents, jura en portugais, s'attira le regard réprobateur de son éducatrice. Comment pouvaient-ils être aussi naïfs ? Cet homme ne le aidait pas, il les envoyait tout droit dans un guet-apens ! C'était d'un ridicule tel, qu'il sentait ses paumes s'animer sous la pression de son cœur et la tension de ses neurones. Amali osait croire que le caporal, représentant direct de l’État et de ses pouvoirs, allait gentiment les prévenir d'un dépistage massif et leur proposer un endroit où fuir ? Ils marchaient sur la tête !
— Et vous le croyez ?
La remarque de Nathan fit bondir Vasco, fier que son acolyte le soutienne enfin. Revigoré, il darda sur le caporal on regard le plus noir, transpirant de soupçons.
L'homme, à des années lumière de se prêter au jeu d'accusation des adolescents, retourna son air mordant à Vasco, la mâchoire crispée.
— Écoute-moi bien espèce de petit branleur, tout d'abord tu vas surveiller ton langage et auras la décence de nous insulter dans la langue de notre belle nation. Ensuite, je ne suis ni de votre côté, ni du côté de ceux qui traquent les infectés d'un point de vue personnelle cependant...
Le caporal inspira à pleins poumons, avant de fermer les yeux pour les rouvrir un instant plus tard, luminescents.
— … d'un point de vue « Soutenons-nous entre potentielles cibles », je suis dans votre camp.
…
Au final, et au vu des dires du caporal Iverick, ils n'attendirent pas le lendemain pour partir. En quelques tours de bras, les affaires furent ramassées et rassemblées dans les voitures, tous prirent une dernière douche – et un dernier café pour les adultes – avant de s'entasser dans les voitures.
Amali garda avec elle ses quatre adolescents, idem pour Yannick qui demeura avec les quatre plus jeunes. À la demande de l'éducatrice, Jelena accepta de repartir avec la moto de Jason, quant à Matteo et le caporal, ils prirent place dans la voiture du jeune infirmier, en tête à tête.
Il était minuit passés lorsque les voitures se mirent en route, en file indienne sur l'asphalte, tous phares éteins. Le caporal Iverick avait donné pour ordre de rouler au pas le temps de quitter l'agglomération, afin de ne pas se faire repérer par d'éventuelles rondes.
— On a encore le droit de se déplacer, avait objecté Matteo.
— Je préfère être prudent. Y'a un truc qui schlingue avec cette descente chez les particuliers demain, ça ressemble pas à un truc officiel.
Lorsque son major lui en avait parlé entre deux portes, la veille de sa mission suicide au supermarché, le caporal lui avait presque rit au nez ; depuis quand l’État lançait-il des opérations visant non pas la sécurité de tous, mais l'intrusion chez les particuliers ? C'était ridicule. Ils opéraient toujours dans des lieux publics ou alors, dans certains lieux privés, mais pour des raisons fortes et spécifiques. En aucun cas il n'aurait un jour imaginé devoir frapper aux porte tel un vulgaire démarcheur. Son major l'avait regardé quelques secondes, interdit, avant de sourire à moitié.
— Vous avez raison caporal, c'est ridicule.
Avec du recul, Iverick avait compris que le major Meunier n'en pensait pas un mot.
— Vous savez où on va ? demanda Matteo en négociant un virage plutôt serré.
— Oui, on change de département, pour s'éloigner de la forte concentration de compagnies déployées en Meurthe et Moselle. On trace jusqu'à la Haute Saône et ensuite on avisera. Il faut nous éloigner, pour le moment, c'est ça le plus important.
Iverick savait que les villes entourant leur base à Chalon-en-Champagne devaient être des plus infestées par tous types de militaires, ce qui signifiait que pour trouver une solution de repli temporaire, il leur fallait atteindre une zone assez éloignée des bases et des casernes. La base la plus proche, une fois arrivés en Haute Saône, serait la base aérienne de Dijon, qui n'était plus en service, pas de problème à ce niveau-là.
— Dites caporal, vous risquez pas d'être recherché pour genre... désertion ?
— Ils m'auraient coffré de toute façon, grogna t-il en réponse. Un caporal infecté et qui en plus du reste, arrive à faire sortir des griffes de ses dernières phalanges... ? Crois-moi gamin que je préfère encore être avec vous.
— Ça craint à ce point ?
Le caporal ne répondit pas. Tout d'abord parce qu'à l'heure où la voiture perçait à travers la nuit noire, il n'était pas encore certain de la tournure que prenaient les événements mais surtout, car il ne souhaitait pas alarmer son conducteur.
Pour lui, la situation finirait par se solder d'un coup d’État des forces armées, le pays se trouvant sans autorité politique mais, à quoi bon déblatérer ses théories à Matteo ? De toute la fine équipe qui l'accompagnait, le gamin semblait être le moins dégourdis de tous, enfants compris.
Deux voitures plus loin, Amali tentait de tempérer l'ambiance glaciale qui régnait dans l'habitacle en proposant diverses activités à ses passagers :
— De la musique ?
Silence. Du coin de l’œil, elle avisa l'air renfrogné de Nathan, avant de jauger par le biais du rétroviseur, l'état d'esprit des passagers arrières. Vasco fixait le paysage, les lèvres pincées, le regard mauvais. Il n'avait pas décroché un mot depuis leur départ. Jon était l'un des seuls à afficher un air plutôt avenant, et tentait de faire sortir Eden de son état maussade en le chahutant, ce qui n'était selon Amali, pas la meilleure des façons de faire.
— Vous allez me dire ce qui se passe ou vous êtes encore en boucle sur « Faut pas écouter le caporal, il nous veut pas du bien » ?
— Tu viens de répondre toute seule à ta question, cracha Vasco, mordant.
— Nathan ?
— Je suis du même avis que Vasco.
— Eden ?
L'adolescent redressa la tête, renifla avec dédain avant de repousser la tête que Jon essayait de caler contre son épaule :
— Moi j'ai pas d'avis.
— Bah tu devrais peut-être, de temps en temps, siffla Vasco.
— Toi je t'ai pas sonné.
— J'ai pas besoin qu'on me sonne pour donner mon avis.
— C'est ça, ta grande gueule là, ferme-là un peu ça fera du bien à tout le monde.
— Je t'emmerde en fait, connard !
— Ta gueule espèce de sous race.
— Pédale !
De sa place conductrice, Amali, sidérée par la violence des mots échangés, put distinctement voir Eden se redresser dans son siège pour cracher une insulte qu'elle devinait salée à Vasco, dans un arabe cinglant. La réaction ne se fit pas attendre de l'autre côté : en portugais cette fois-ci, Vasco répliqua, toutes griffes dehors. Comme un ping pong entre aveugles, les deux jeunes se renvoyaient la balle sans comprendre ce que disait l'adversaire, les timbres hauts et les yeux brûlants.
— Oh, ça va maintenant ! s'exclama l'éducatrice. Eden, Vasco ! Non mais ça va pas ?
Si Eden sembla se calmer, son vis à vis lui reprit de plus bel, aussi rapide que virulent dans sa langue maternelle, pourtant bien au fait que personne à part lui ne pourrait comprendre ses mots.
— Vasco c'est stop ! Tu arrêtes maintenant !
D'un regard par-dessus son épaule, elle indiqua à l'adolescent qu'elle lançait là son dernier avertissement, avant de donner un coup d'accélérateur rageur.
— J'ai la grande joie de vous annoncer que jusqu'à ce que tout ça se calme, on est bloqués ensemble, donc il va falloir commencer à vous entendre tous les deux !
— Plutôt crever, rétorqua Vasco.
— Si c'est ton choix. Je trouve juste ça dommage que dans le climat actuel vous en soyez encore à vous engueuler pour des conneries.
Vasco grinça des dents, retourna à la contemplation e la fenêtre sans rien ajouter. Eden de son côté, le souffle court, battit des cils pour tenter de faire disparaître le mal de tête qui commençait à le gagner, capta l'air soucieux de Jon. De la main, le plus discrètement possible, il lui indiqua que ses yeux brillaient un peu trop fort, lui fit signe de fermer ses paupières afin de retrouver son calme.
— Amali ?
— Oui Jon ?
— Tu peux mettre la radio ?
— J'ai mon portable et mon câble si tu veux, répondit-elle.
Sa voix tremblante trahissait son énervement face au comportement de Vasco et Eden, bien qu'elle essaya de le cacher. Pour elle, ce n'était pas le moment de se confronter, pas alors que tout ce qui restait d'avant reposait sur leurs seuls liens. Elle savait bien, qu'entre Vasco et Eden, la communication n'avait jamais été des plus simples : si l'un n'en avait tout simplement rien à faire des faits et gestes de l'autre, ce n'était pas réciproque. Tous deux originaires du même quartier, elle ne connaissait pas leur histoire avant d'arriver au Phoenix, mais savait en revanche que leurs arrivées s'étaient succédées, à seulement quelques semaines d'interval. Elle avait peu eu Eden sur son groupe, mais connaissait assez bien son fonctionnement, arrivait à le cerner. Comme beaucoup d'autres jeunes du Phoenix, il était mal dans ses baskets, malheureux, en manque d'une affection que les éducateurs n'étaient pas censé leur apporter outre-mesure. Alors, il se murait dans la solitude, n'acceptait vraisemblablement que Jon dans sa bulle, ce qui restait en soi un mystère pour toute l'équipe éducative. Il ne se souciait pas des autres, ne se mêlait pas de leurs affaires. Même avec Vasco, qu'il connaissait de fait assez bien, il n'entretenait qu'une relation au mieux cordiale, au pire rivalitaire. Ce qui n'était pas le cas de Vasco qui, bien que le niant corps et âme, semblait souvent en recherche d'attention de la part du plus âgé. Leurs problématiques de vie étaient pourtant bien différentes : si Eden était arrivé chez eux à la suite d'un combat judiciaire pour lui faire éviter le centre éducatif fermé, Vasco lui aavait été placé chez eux à la suite de violences de la part d'un beau père tyranique et d'une mère rendue indifférente à son sort par l'alcool et les médicaments. Les premiers mois avaient été infernaux. Il agissait sans réfléchir, fuguait, entraînait Mehdi dans ses bêtises, manquait de respect aux adultes et surtout, ne parvenait pas à admettre que sa mère était incapable de s'occuper de lui, de le protéger, d'où son placement. Et sans que personne ne sache vraiment pourquoi, il semblait en vouloir à Eden, qu'il accusait fréquemment d'être responsable de son placement.
En y repensant, Amali soupira, resserra son étreinte sur le volant tandis que dans les enceintes, Reine de Dadju pulsait au volume le plus haut. Elle avait naïvement imaginé qu'avec la crise, s'installerait un climat d'entente mutuelle entre les jeunes et c'était au final loin d'être le cas.
Jason savait y faire avec les adolescents, pas elle. Rarement elle avait opérée comme remplaçante sur le groupe des grands et n'aurait pour rien au monde souhaité se retrouver mutée à temps plein sur ce pavillon. Ses petits lui allaient très bien, leur caractère également. Sur son groupe, on ne nourrissait pas de colère ou de jalousie : lorsque ça n'allait pas, les enfants se hurlaient dessus, en venaient parfois aux mains mais, une heure après, ils se retrouvaient autour d'une partie de Uno sans plus de problèmes.
Avec l'adolescence venait la capacité de nourrir l'envie et le mépris, ce qu'elle n'appréciait pas vraiment.
Dans le rétroviseur, elle voyait Jon s'agiter sur son siège, tenter d'entraîner Eden avec lui ; il se heurta à un mur. Eden était dans son état le moins accessible, renfermé sur lui-même, les yeux perdus dans le vide et les lèvres serrées.
Parfois, elle s'en voulait de comparer les jeunes dont elle s'occupait mais, il était clair pour n'importe qui qu'Eden possédait une intelligence que Vasco n'avait pas la prétention d'avoir ou du moins, qu'il n'exprimait pas de la même façàn. . Son histoire de vie faisait qu'il avait dû grandir très vite, et très brutalement, là où Vasco se complaisait dans sa place d'adolescent fauteur de trouble en révolte constante contre les adultes. Alors, elle s'interrogeait : comment se faisait-il que pour une fois, Eden ait répondu, et de façon aussi virulente ? D'ordinaire il laissait couler, se fichait des piques des autres jeunes, préférait les laisser enrager dans son désintérêt. Mais son ton, ses injures et surtout la langue employée ne pouvaient signifier autre chose que le craquage net et radical. Jamais au grand jamais Eden ne parlait arabe, langue transmise par sa mère, il se l'interdisait, alors comment Vasco avait-il réussi à le faire sortir de ses gonds, elle se le demandait bien.
Fatiguée de trop penser à une heure aussi tardive, elle battit des cils, pour entonner Teenagers de My Chamical Romance avec Jon. Chanter lui changerait les idées.
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