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Mercredi 30 mars 2024, 11h53
Jon et Yannick, accoudés à la longue table en bois qui parcourait le réfectoire d’un bout à l’autre de la pièce, s’interrogeaient en silence. Leurs mains comme seul moyen de communiquer, ils s’exerçaient aux nouveaux mots appris le matin-même, se reprenaient mutuellement sur la position de leur doigts.
— Je crois pas que c’est comme ça, signa Jon, encore un peu maladroit.
— Si. Dans le livre c’est comme ça, et Eden a confirmé ce matin.
D’un hochement de tête, le plus jeune décida de clore la séance ‘exercice, et referma le manuel dans un bruit sec.
— On va faire une pause, j’ai mal aux poignets à force de signer.
— Volontiers, sourit l’éducateur en se relevant.
Dans un craquement sourd, l’homme se détendit le dos, retrouva sa flexibilité perdue au gré de leurs heures d’entraînement quotidiennes, et fit signe à Jon de le suivre.
Cela faisait maintenant deux mois qu’ils avaient dû quitter les ruines du FJT de Villefranche, pour venir s’installer à Annecy, dans une ancienne maison d’enfants mise à leur disposition par Jennifer. En s’y installant, Yannick avait rigolé en soulignant qu’ils étaient partis du Phoenix pour à nouveau, se retrouver dans un foyer. Bien qu’à ce moment-là, l’ambiance ne fut pas des plus propices à la rigolade, chacun avait répondu d’un petit hochement de tête amusé, avant de se répartir les différentes chambres du foyer. Le cadre était calme et ressourçant, ce qui n’était pas négligeable après le traumatisme global subit lors de l’attaque des Phoenix : chacun avait pu prendre du temps pour soi, pour se reposer et se remettre. Les blessés avaient eu le temps de guérir, de simplement cicatriser pour certains.
Yannick poursuivit sa course jusqu’au parc intérieur du foyer, pour retrouver Erwan perché en haut d’une ancienne structure de jeux pour enfants. La main en visière, il semblait observer les alentours, tout en discutant avec Iverick, étendu à ses côtés.
— Ça va ? On vous dérange pas ? Lança Yannick, amusé.
— Un peu, mais maintenant que tu es là on peut difficilement te renvoyer d’où tu viens.
L’éducateur, à des lieux d’être affecté par les mots de l’ancien caporal, lui signa un « Va te faire voir » auquel l’homme en face de lui, répondit d’un doigt d’honneur.
— C’est mature tout ça, fit Jon en dépassant son éducateur pour grimper rejoindre Erwan.
— Ce qui est immature mon petit Jon, c’est de toujours avoir du mal à signer des trucs de base, mais de bien avoir retenu comment dire « Va te faire voir ».
En quelques secondes, tous se retrouvèrent en haut de la structure de jeu, à observer la forêt et autres maisons aux alentours. Le foyer où ils avaient élu domicile n’était pas excentré, mais n’était pas non plus des plus urbains : parfaitement ce qu’il leur fallait. Bien sûr, la menace de voir revenir les soldats de Jelena était toujours présente mais, et ce bien qu’ils le désapprouvent, Amali avait pris des dispositions drastiques en cas de nouvelle attaque. En d’autres termes, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, le foyer était surveillé en temps réel par les mutants les plus dangereux de la base de Annecy. Si un ou plusieurs Phoenix trouvaient le courage de revenir s’en prendre à eux, ils seraient bien accueillis.
Bien sûr, cette protection avait un prix, et c’est là que les divergences de point de vue s’entre-choquaient au sein du petit groupe : contre leur protection Jennifer avait exigée que leur groupe rejoigne officiellement les « troupes » de la néo-résistance du Rhône dont elle était la cheffe. Un mouvement violent et extrémiste qui comptait avant leur éradication, les résistances de Givors, connus pour leur différents attentats commis contre le gouvernement.
Ça ne plaisait pas du tout à Yannick mais, avait-il seulement le choix ? Sa collègue comme beaucoup, était ressorti blessée et traumatisée de la nuit de l’attaque. Dans sa tête, pour qu’une escalade de violence de cette ampleur ne se reproduise plus, il fallait absolument se créer un bouclier, et ce qu’importe les moyens utilisés.
— Eden est avec Amali ? Demanda soudainement Erwan.
— Non. Amali est avec Jennifer et aux dernières nouvelles, Eden se promène quelque part du côté des clapiers à lapins. Jon ?
Le jeune homme ferma les yeux, se concentra sur le battement de cœur si familier de son meilleur ami, avant de lever un pouce en l’air :
— Affirmatif. Clapiers à lapins.
Détendu, le jeune homme se laissa retomber en arrière, en appui sur ses avant-bras, pour contempler le ciel dégagé et sans aucune trace de nuage. Depuis cette fameuse nuit où, blessé et incapable de bouger, il n’avait su agir à temps pour sauver Eden des griffes des Phoenix, il gardait toujours une oreille sur lui. Sur ses battements de cœur, ses respirations, afin de savoir en temps réel où il se trouvait, et s’il était potentiellement en danger. Bien sûr, il ne le criait pas sur tous les toits : le monde entier n’avait pas besoin d’être au courant qu’il surveillait son meilleur ami tel un Big Brother surprotecteur. Yannick était au courant, et il était le seul. Même si l’éducateur n’en avait jamais vraiment parlé, Jon se doutait qu’avoir été celui qui, en quelques sortes, avait retrouvé Eden laissé pour mort dans les bois, avait laissé une emprunte chez l’homme. Quelque chose de brûlant, à vif, qui l’empêchait désormais de se passer de la usrveillance qu’offrait son don.
— Je vais aller voir ce qu’il fait, lança t-il finalement en se relevant pour sauter de la structure de jeu.
Ce fut bien près des clapiers à lapins qu’il retrouva Eden, assis en tailleur, un gros lapin brun dans les bras. L’entendant arriver, son meilleur ami releva la tête, et lui offrit un sourire en coin avant de désigner l’animal entre ses bras.
— Il est énorme, fit Jon, réellement impressionné par la taille du lapin.
— Je crois que c’est une femelle, et qu’elle est enceinte, signa Eden en retour, en secouant les pattes de l’animal.
Au regard que Jon lui adressa, Eden sut qu’il n’avait pas compris. Alors il signa à nouveau mais, les yeux ronds de son meilleur ami restèrent inchangés. Fatigué d’essayer de se faire comprendre, il mima alors l’arrondie d’un ventre, et désigna le lapin.
— Ah ! s’exclama Jon. Enceinte ! Elle est enceinte !
— Oui. Bravo.
Avec un soupir inaudible, Eden le félicita d’un sourire sarcastique avant de se relever, le lapin toujours dans les bras. Sans demander son reste à Jon, il le contourna pour aller reposer le lapin dans son clapier.
— Tu veux pas venir avec nous ?
Eden lui jeta un bref regard par-dessus son épaule, avant de hausser les épaules.
— Eden, franchement ça serait bien que tu arrêtes de faire ça. Je peux pas comprendre ce que tu vis, et c’est pas ça que je suis en train de te dire, mais on a pas à payer pour Vasco et les autres. Tu nous évites !
Piqué au vif, son meilleur ami se retourna, avant de lui répondre :
— N’importe quoi. J’ai toujours été comme ça. J’aime être seule.
— Tu as toujours été solitaire c’est vrai, reconnut Jon, mais là c’est plus être solitaire, c’est être totalement inexistant. Les seuls moments que tu passes avec nous, c’est les repas !
Jon vit Eden lever les mains pour signer en réponse, avant de se résigner et d’agiter sa main dans sa direction, comme pour dire « Va t-en ». Sa mâchoire se crispa, et d’un bon pas il parcourut la distance qui le séparait de Eden pour lui attraper le bras.
— Y’a pas de va t-en qui tienne ! Je sais que c’est dur pour toi parce que Yannick a encore beaucoup de mal à maîtriser la langue des signes, mais c’est pas grave ! On peut lui traduire ce que tu dis !
— Toi aussi tu as encore du mal, signa t-il avec brutalité.
Interdit, Jon relâcha son bras, le toisa d’un œil sceptique avant d’ouvrir la bouche pour relancer puis soudainement, de la refermer.
— Attend, ordonna t-il à son meilleur ami, alors que ce dernier recommençait à signer.
Face au ton sans appel de Jon, Eden n’eut pas d’autre choix que d’obtempérer, et de tendre l’oreille. Il n’entendait rien aux alentours, mis à part le bruissement des feuilles et quelques lointains roucoulements d’oiseaux. Cependant, à la manière dont les les sourcils de Jon s’étaient froncés dans une grimace anxieuse, il devinait que lui, entendait quelque chose d’alarmant.
— Retourne auprès de Yannick et Erwan. Maintenant.
— Pourquoi ? Jon, il se passe quoi ?
Son meilleur ami lui tournait le dos, n’avait donc aucun moyen de décrypter ses signes. Vif, Eden claqua des mains pour tenter d’attirer son attention, mais déjà Jon avait disparu, propulsé dans les airs par un bond d’une force colossale.
…
L’ancien terrain vague réaménagé en terrain d’entraînement pour l’armée de résistants qu’avait formée Jennifer, arrivait à faire peur à Amali. En un battement de cils, elle se retrouvait au cœur des images de guerre humaines et brutales des livres d’histoire. Les humains et les mutants qui se mêlaient dans un entraînement physique des plus intenses, couraient en tous sens, armés et équipés d’uniforme aux couleurs terreuses. Accordée à la rambarde en bois qui longeait le terrain d’entraînement, elle les regardait faire, suer et se battre jusqu’à la perte de connaissance, sous les ordres farouches de plusieurs anciens militaires, gendarmes et autres coach sportifs.
— Tu as vu ? Sourit Jennifer en venant s’accouder près d’elle. Ils sont doués. Si tu avais eu des hommes et des femmes aussi bien formés sous tes ordres à Villefranche, votre base serait encore debout.
— Je sais. Ça fait je sais pas combien de fois que tu me le rabâche.
— N’empêche que je ne vois toujours aucun de tes hommes sur le terrain. Où sont-ils Amali ?
D’un soupir, elle se retourna pour faire face à la cheffe de la résistance d’Annecy, et croisa ses bras sur sa poitrine. Jennifer était loin, très loin d’être sympathique ou même cordiale avec elle. Sans cesse, elle lui rappelait à quel point son choix de s’être retirée de la résistance deux ans plus tôt lui avait causé du rôtit et techniquement, elle n’avait pas faux, et c’est ce qui hérissait Amali au plus haut point. Elle savait bien qu’en souhaitant s’extraire de la cible principale de Jelena, elle s’était exposée à des attaques auxquelles elle ne saurait répondre mais à l’époque, il était convenu avec la cheffe d’état qu’elle ne tenterait rien contre eux, si eux-mêmes ne sortaient pas des lignes. Cependant, maintenant que la donne avait changée et que des dégâts colossales s’établissaient au sein de son groupe, il lui fallait pouvoir bénéficier de la force de frappe que constituait la résistance.
— On était d’accord : je t’aide pour tout le côté stratégie d’attaque et étude de l’ennemi, mais les jeunes restent en dehors de ça.
D’un reniflement dédaigneux, Jennifer haussa les épaules, et lui fit signe de la suivre. D’un pas maladroit, fatiguée, Amali la suivit jusqu’au complexe de bâtiments militaires que gérait lJennifer. Elle avait très largement sous-estimé la réelle importance des armées qu’avait constituée la femme à ses côtés : il ne s’agissait plus seulement de quelques personnes en opposition au gouvernement - qu’il s’agisse des militaires, ou de Jelena - mais bien d’une armée. Des hommes et des femmes en uniformes, armés pour ce qui ne possédaient pas de dons, et prêt à en découdre. Cette configuration de la résistance fascinait, autant qu’elle ne terrorisait l’ancienne éducatrice.
— Au fait, reprit Jennifer, une fois arrivé dans son bureau, nos alliés des différentes régions parlent d’une préparation militaire extrêmement rodée du côté de ton ancienne super amie Jelena. Tu en sais quelque chose ?
— Et comment je pourrais être au courant de quoi que ce soit dis-moi ? On est plus en super bons termes je te rappelle. Et arrête avec tes sous-entendus, c’est ridicule.
— Si ridicule que nous savons de source sûre qu’avant-hier, notre chère cheffe d’état et plusieurs de ses soldats les plus qualifiés ont prit la route, et qu’ils sont actuellement dans notre zone d’activité. Pourquoi ? Ils ont quand même une fâcheuse tendance à se promener là où toi et les autres gamins vous trouvez, et tu ne peux pas le nier.
Lentement, Amali assimila les informations, et digéra la nouvelle : deux mois après l’attaque du FJT, les Phoenix étaient de nouveaux dans les parages ? Pourquoi ? Ils n’avaient pourtant rien tenter, pas mis en place de riposte, rien. Si ce que disait Jennifer était vrai, c’était purement incompréhensible.
— Tu sais ça depuis quand ?
— Une heure à peine. J’ai déjà prévenu ton groupe mais, Amali, l’homme que j’ai eu au téléphone m’a informé que le petit muet, le télékinésiste et votre gamin à la super force étaient introuvables. Est-ce que tu sais où ils se trouvent ?
D’une déglutition, l’éducatrice tenta de reprendre ses esprits, de ne pas disjoncter à nouveau. À la simple pensée que Jelena, Vasco, Théo et les autres puissent être aux alentours de ses jeunes, la pulsation dans son bras brisé lors de l’attaque se fit plus puissante. Ce n’était tout bonnement pas possible.
— J’ai appelé Meunier, continua Jennifer. Lui et ses troupes sont en train de se mobiliser, au cas où.
— Non non non, ça par contre c’est pas possible. Tu ne peux pas faire alliance avec eux, même contre Jelena. On parle tout de même d’un groupe qui élimine tout ceux qu’ils suspectent d’avoir muté.
— Oui, mais ils comptent parmi eux une bonne partie de notre ancienne armée nationale, ainsi que plusieurs experts dans le domaine de la guerre. Ce que ni toi, ni moi, ne maîtrisons assez pour ce qui se prépare.
— Ce qui se prépare ? Jennifer, on ne va pas rentrer en guerre contre les Phoenix, on va…
Interrompu par plusieurs claquements de portes et des bribes de cris étouffés, Amali se tut, et tendit l’oreille. Ses yeux convergèrent vers les fenêtres du bureau, donnant directement sur la cour du complexe militaire mais, déjà la porte du bureau s’ouvrait dans une goulée d’air qui saisit la jeune femme. Le temps qu’elle se retourne, plusieurs gardes armés de Jennifer, tétanisés de peur, étaient apparus dans l’encadrement de la porte, tenus en joue par nul autre que Jelena, le sourire tordu.
— Je croyais qu’à la moindre intrusion, tes soldats sauraient nous protéger contre ça, grinça Amali, les muscles en tension, le souffle raccourci.
Jelena laissa son sourire s’agrandir à mesure que ses pas la rapprochaient de l’éducatrice. D’une main délibérément délicate, elle repoussa en arrière quelques mèches de cheveux qui retombaient devant le visage de Amali, avant de désigner Jennifer du menton :
— Tu préfères que je la crame vivante, où que mes soldats la fusillent ?
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