C’étaient les friches, les pâtis de chèvres semés de chicots, où le vent inclinait les herbes sauvages... Julien Gracq

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Marcher,

un pas puis l’autre. Au rythme de soi, s’ajuster, on ne tiendra pas longtemps sinon.

Marcher,

un pas puis l’autre, renvoie à soi. On s’ajuste. Balancement du corps, d’une jambe sur l’autre, trouver appui sur le monde, éprouver sa solidité, il nous reçoit, cale nos pas, sur les rochers, les cailloux du chemin. Parfois le pied glisse et le pas échappe, on se retient, se redresse, se rétablit, puis le rythme de la marche, en quelques pas seulement, reprend, revient, un pas puis l’autre : marcher. La montagne avance, lente, ainsi que le rêveur de bleu : fleurs sèches, pétales transparents, craquants comme des élytres – bourdonnement de midi, bruissement de trompe de fer. Un plissé de faille, deux ourlets cassés : la montagne est solitaire, elle ne partage pas. Ce qui griffe est rêche, dans le crin de son échine, d’épineux, pénètre la peau du marcheur, et ruisselets rouges, les écorchures transpirent, insignes parures du corps fourbu. On se voit plein ciel, entier, seul et non clairsemé, bien avec ça autour, la montagne – séjour confiant parmi les pierres. La montagne est géométrie : mesure de la terre – dalles lisses, perpendiculaires, plantées : comme alignées au cordeau – pavage, tuilage sous rupture de pente, grande aire polygone, section fine – l’épure. Cette part déchirée de soi, que l'on nomme solitude, possède une couleur empreinte de gris et de bleu qui, selon les jours, donnera des tonalités différentes, des nuances plus franches et tendres, ou bien se perdra dans une saturation de gris qui frôlerait la fin des temps. Cet espace bleu pâle où je creuse chaque matin mon nid, dans ma propre déraison peut-être, ou dans un souffle d'infini guidé sur une partition secrète, je le jardine avec l'énergie de la flamme agitée par le vent. Cela est et cela reste mon habitacle où mélancolie et félicité s'échangent leurs beautés convulsives.

Marcher à présent ici, dans le présent sans direction, parmi des pierres lamellées de silence, cristaux, poussières, horizon de pointements grenus, pépites égrisées, ternies, luisantes ; éclate la stridulation des insectes. La cristallisation lance, tisonne. Marcher est physique, c’est une géomorphologie offerte à tous vents, de son corps minéral, léger, poreux, inhabité ; il est chose de l’air et des fluides, chose du chardon, du genêt, chose des grillons, des mousses, chose oscillante suspendue sur le déhanchement, sans point d’appui. Reprendre haleine, faire halte – les ombres mangent dans la main, duvet de courtes graminées dans un rideau d’abrupts, âmes flottées, sonnailles sur le tranchant du rasoir, cliquetis où la lumière entaille : montagne d’épuisement. Fins feuillets brisés, lichen noir, tout le calcaire mis aux fers ; le ravin suspendu dans un miroitement de lac, paysage de sel avec visage furtif d’assemblage incertain : balafres, gerçures, quelque part décalées dans le gras des joubarbes, la dalle noyée de jour où la cime tranche, et la page ouverte à ses propres abrupts.

Il y a quelque chose d’hypnotique alors, comme une insertion hypnotique de soi dans le monde, le rythme de la marche reprend le pas sur toute autre impression. Soi hypnotiquement dans le monde, on se cale sur le rythme, qui vient de soi, de l’insertion de soi dans le monde, on se cale sur soi, on marche, au plus près de soi. Le soleil brûle déjà un peu la peau, mais l’hypnose du calme en soi qui se lève, des images qui remplacent les pensées. Peu à peu, les images du monde remplacent les pensées, prennent le pas, elles aussi, au rythme hypnotique de soi. Le monde se dévoile, au détour du chemin, le calme du monde, en soi, se lève, au tournant d’un chemin, dans un calme hypnotique. Se dévoilent d’autres lignes de crête, d’autres lignes qu’on suit, comme on suit ses pensées, et la ponctuation des rochers, qu’on contourne, au rythme de soi auquel on se tient. L’immensité du monde mène à être au plus près de soi, sinon on ne pourra pas passer ; il faut se tenir au plus près de soi, sur ce fragment de chemin qu’en quelques pas Héraclès parcourut, quand il s’en alla affronter Atlas, quelques pas immenses, par lesquels les rêves nous frôlent auxquels tant d’hommes ont pensé.

Et nous, dans l’immensité du monde, nous nous tenons au plus près des possibles, un pas puis l’autre dévoilant le ciel immense, avec ces rêves immenses en tête.

Et là plus qu’ailleurs, à porter le réel, le marcheur s’allège, toujours plus : intacte, la relation – le dehors – à l’intérieur, tout ayant été vidé hier par les nuits. Ici, les reins de la terre ont soulevé le jeune monde, la mer – à la renverse, roulis dans les roches cristallines, magmatiques, poussées par un nuage : la mer. Débâcle des crêtes. Et ces galets roulés qui me parviennent à mots, roulés sans fin, plages soulevées jusqu’à la bouche. Essence violente, thym foulé dans les éboulis de chaleur…

En de tels lieux de la vie, si vieux

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