L’espace du paysage exclut toute référence topographique ou historique. Il est sans coordonnées ni repères. Pour se trouver en lui il faut être perdu. Henri Maldiney

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Il faut ici l’écrire, un paysage, tout d’abord déroulé sur une éminence aride, par grand froid, lettres et vocables mêlés, sans fonction assignée, ni direction, ni lieu d’être, leurs couleurs plus ou moins déteignant les unes sur les autres et sonnant, consonnant au hasard des chocs, des bougés imprimés par le vent – l’écrire, tout entier agité dans ces fragments de lui-même, rétractiles, placentaires, spongieux, lui que nul n’invite à prendre place dans le monde, que nul ne désire ni ne cherche dans le monde, que nul n’appelle - que le monde n’attend pas car le monde n’attend rien. Il dort, il est posé sur le socle terrestre et l’on vient devant sa face, afin qu’à l’adorer nous soyons, dans l’inquiétude, dans la jubilation, ordonnés visages, enfin, corps humains alourdis de traits et chevillés à la terre. La mesure du monde ? Non, l’invisible, le tu, le caché, mais le monde éployé, sans méfiance, tel qu’il est dans sa grandeur vraie, quand l’œil humain ne le regarde pas, seul l’écrire, et seulement s’il vient par la main, à l’écrit.

De tous côtés cet horizon dans sa fuite que nul obstacle n’arrête, ces étendues plates, monotones et sans bornes qui épuisent la vue et la tête. Car depuis peu, des mots anonymes hersent le fond de cette plaine : à rames sourdes, j’entre par degré dans un bruit de bocage. Toutes les phrases sont possibles, alors il faut aller dans ces réseaux de piste, nœuds de traines jaunies, entrelacs des premiers âges, coucher l’eau à même la terre dans sa pâleur utérine. L’implacable douceur d’un sol épais et son éventaire de pieds corniers, petits butoirs, projectiles d’absence, couloirs à quai dans l’herbe, dans leur saison de récurrence : l’obscurité du bois – en simple événement du voir. S’avancer parmi les pierres, puis ces haies de mains d’hommes et leurs ombrages fervents, têtus. Un roulis dans les ifs du soir, regarder en arrière - et que cela remonte, propagé comme sur l’axe d’un cristal - des velléités, des étables, des granges, mes ruines prêtes à partir et leurs ponces à lavoir, ces grands pins fatigués dont le feuillage est noir. Être sans préalable, dans ce bleu des buis, le froid dormant des barres, la main refermée sur un morceau de temps, très dur, qui entaille la paume. Un rapport étrange, dérangé, à ces buissons lépreux dans la tête, la combe ouverte de neige spongieuse et morte, brûlant de tavelures les vieux terrains de coupe, et la charrue là–bas, qui est au quai de ciment brut coulé dans sa robe de friches, microfissures de mémoire, fatiguée sur les terrasses bordières, ces grandes frises géologiques, pareilles à l’ocre du livre, à ses feuillets secs, archives naturelles où le pas fait poussière.

Ô mère chtonienne, ce rapport étrange au pays vernissé de ces feuilles pérennes, basses forêts claires à la Baisse du Détroit, glacis rosé dans l’aube riche, au bois mort de genévrier ou du pin cembro – de la tristesse nous tirions de l’or : comme des voix de parents ce rapport étrange, dérangé, aux années qui fuient sans nous porter.

Plus loin, ce tintement du fer des socs, quand l’ivresse ouvrait la glaise, la chaleur, et sous le vent joueur nos ombres fatiguées criaient au miracle : charge forte des ravins puissants, vers des hauteurs toutes nues. Plancher de la terre. La plaine toute à sa peine glapit devant la montagne qui mugit.

Partout, gisements et nappes d’effraction difficile, acte encore scellé, immobile, sous les diatribes résonnantes de freux et des vents catabatiques, car ici c’est le froid qui façonne des formes frustes, dépouillées, cisaillant la vitre empreinte du poids du front auréolé de buée. Les arbres sont bruits, clignotent. Une petite ferraille mouillée supplie contre un volet. Réminiscences. Et ce vacarme, quand se rompt la langue glaciaire qui les retient. La terre est abrasée de blanc et nous passons dans une fragmentation des temps et une lenteur que le paysage impose. Il faut accorder son pas aux sonnailles du troupeau et à la litanie des noms des égarés. La tourmente gémit dans les boucles blanches, dans cette nuée, ce voile opaque où les yeux se réchauffent. Et les mots murmurés dans ce patois qui a caressé mes tempes d’enfant, ces noms comme écrits sur cette stèle blanche qui les enveloppe et les ressuscite dans un même geste, leur dernier linceul. Tout ce qui s'égare cherche un abri.

La plaine et ses récifs grossiers, ses houles musculaires et ses poignets de force, mais qui en voudrait ? Derrière la porte se tient tapie la plainte qui susurre l'envie de partir avec la plaine là-bas pour horizon, la douce et langoureuse plaine, comme une étendue d'éternité qui n'en finirait pas de nous ensorceler. Et germerait là, sous le bleu éclatant d'un ciel enfin serein, l'aube d'été embrassée par Rimbaud, avec l'envol de ses voiles près du bois de lauriers, les pierres et les fleurs qui, d'un souffle, murmureraient leur nom… Et plus loin, s’épellerait la fuite entre les murets de pierres, sous les frondaisons de hêtres et le bruissement des ruisseaux, à tous les vents...

Il s’agit d’un paysage, d’une tension. Et par-delà la vitre, il y a une terre dont tu n’as plus idée.

Là-haut, la montagne est une forme qui a trouvé son issue : elle ne se détache que sur le ciel qu’elle fracture et strie, orchestre, affine en grandes obliques, pourfend. Il n’y a pas d’inquiétude des formes, il n’y a que le temps : on le voit blanchir, mâcher, ruminer – faire poussière – dans l’aveuglante méditation des pierres.

Ici, l’espace est en forme de jets, de déchirements – de questions – pierre hautement tenue, fixe, dans le bruit millénaire de son effondrement ; montagne si usée, orgues, coulées en suspens dans le froid, sur la face la plus lumineuse de l’air. Le pas enregistre, dans sa lutte contre la pente, ce glissement doux des socles, qui donne au vertige, un son cristallin de lave. Et ce qui reste sous nos yeux : ce fleuve sec, déchaussé par le temps. Ici, terre ravagée d’hiver, houle de buissons courts, blanchis, touffes rêches dans la boue. Seul le renard s’enracine parmi la vague. Ici, bas fond trop humide, gagné par la tourbe ; c’est une épaule d’eau défaite, répandue en cheveux, des traces de bête blessée s’y perdent, comme des mots errants expulsés de la langue, le front se casse contre la langue de pierre – l’intime s’échappe, la pensée se cristallise – les faces de basalte ne répondent jamais, elles réfutent l’appui, la saisie, la description. Le regard qui s’abîme en elles est renvoyé au vide sans mot, à l’éblouissement atone. Ici, du temps mort, on marche lentement sur le squelette épars.

Noir des arbres dépouillés, arrimés au bleu : cri d’oiseau saignant le grand ouvert, où la profondeur est sans écho.

Ici, la terre est pétrifiée, musculeuse, substance de feu, forges brun-rouge, crissement, lourdes torsions d’un drap qu’on essore, pour l’éternité. Plus qu’à l’œuvre accompli, qu’au paysage transfiguré par le labeur des générations, c’est à l’outil épais, pesant à l’excès, qu’on mesure l’ampleur du différend d’ici d’avec le monde. Rudesse, traits de sauvagerie, il n’y a pas loin à chercher pour comprendre l’origine. Il suffit d’attraper merlin, passe-partout, houes aux fers larges et longs, timon d’une charrette au bleu déteint, les déplacer, ou seulement d’essayer. Le seul fait de les prendre, les soulever, absorbe l’énergie qu’on est capable de tirer de soi pour une journée. On se dit que non. Ce n’est pas pour nous. Façonnés, emmanchés pour des êtres intermédiaires, créatures aux corps d’ours, aux faces de titans. C’est à ça qu’on pense quand on empoigne un louchet. Tout ce qu’on peut faire c’est de ne pas le lâcher. L’effort supplémentaire pour le manier, l’appliquer à la terre, à quelque frêne qui s’est mis à pousser contre un mur pour déchausser les fondations, aveugler les ouvertures, on comprend. Ce poids, cette épaisseur de fer à entamer le sol coriace sous un pelage de buis et d’ajoncs, arracher de la chair, des copeaux comme blanc de poulet, à l’ombre téméraire que les bois, dont le règne arrive, ont lancé sous les murs, en éclaireur. Chambre noire du froid, rayonnante : les hommes restent seuls dans leur neige – les voix raidies par le vent raclent une bourrasque sifflante et grise, toujours la même. Ils arrivent du dehors, mouillés de brume, saupoudrés de neige, couverts de feuilles et d’aiguilles, bardés de rudesse, porteurs de forces brutales qu’ils avaient déployé dans les bois. Ils étaient hommes à avaler n’importe quoi. Ils se seraient nourris d’ajoncs, de branchages, de cailloux. Ils se seraient aussi bien passé de manger. Ils pouvaient porter leur faim comme leurs peines, leurs chagrins, leurs coins de fer et leurs outils, sans mot dire, parce que c’était ainsi et qu’ils ne s’étaient jamais posé la question de savoir s’ils auraient pu ne pas... Ils étaient les hommes du devenir, agents des métamorphoses. Lorsqu’ils se tournaient vers les choses, c’est du patois qu’ils se servaient pour les nommer, de mots brefs à la finale sonore qui portaient loin, atteignaient, à travers le mur du silence, les parcelles, la pinède ou la pessière qu’ils désignaient. Et quand un outil, un tronc, une pierre cachée sous le buis leur résistaient au-delà de leur raison suffisante, ils proféraient d’une voix sourde, grondante, l’une des deux ou trois invectives que contenait le dialecte. Ils lâchaient la bride à la fureur froide qui les portait. Elle décuplait leurs forces. L’arbre, son cœur déchiré, commençait à geindre, à trembler comme ils font, avant la chute. La pierre vaincue, fêlée, rendait un son creux. Ils furent les derniers. La force de travail chute, l’envie d’investir régresse, le regard sur l’avenir se raccourcit. Ici, les chiens surveillent le vide, retournent d’un geste aux anfractuosités, aux décombres ; la ronce force le village, l’arbre s’échappe du toit de lauze, des murs tombés, les gestes quotidiens des hommes se détachent, rendus aux friches, à l’éboulis. Perchoirs des grands corbeaux, les châssis disloqués des fenêtres, ces ruines noires sur la pente, avec, au cœur du brûlis, des éclats de pavage et de charbon mêlés, dénudés jusqu’à la craie la plus fine ; on y voit de l’illisible : lignes brisées, volumes qui s’affrontent, plans qui vacillent, des formes toujours tristes, nouées du souvenir. Seuils et âtres de ces maisons dans le rêve, où nous devons contre le feu ouvrir des pièces nouvelles, formes lasses, de souvenirs abrasés, polis : on y cherche des creux, des riens de terre, couche fine avec des arbres nains, où penser ce qui file, comme ces visages denses, insaisissables, en rupture avec l’univers des hommes, si lourds, si débordants d’âme, mais de quel monde ancien troué de gouffres, de ravines que les solitudes idéales travaillent, jusqu’à l’exténuation du moi : je-fossile, éparpillé en cristaux et moraines dont l’écrire sur la face d’os fait de l’orbe des yeux des puits de souffrance.

L’ombre des pensées lentement s'évapore dans le berceau de ruines où la lumière se cache. Une étincelle, un souffle, tout l'indicible se glisse dans le sillon du soir. Tout ce qu'on ne sait pas respire sur le calme tapis des nuages tremblant. Et ces visages, ils sont aussi dans la pierre, face ou profil, offerts et rien ne peut les défaire. Une fois la vision fabriquée, sous le halo de l'eau est moins oppressante sans doute, car le grain de la pierre apaise. Mais ils s'inscrivent comme des plaies impénétrables où peuvent s'écrire toutes les légendes dorées, ces histoires qui font rêver et emportent, loin des jours plats et futiles, où rien ne survient sinon la nuit.

Ici, la lande au plein du vent, courant sur son erre vers les gorges, à mi- pente quelques résineux maigres, ramassés ; ils ont pris du vent la forme basse, plaintive et chargée de grésil. Mais ce gris têtu des rocs, sous le déferlement des ciels – dans les fermes, il semble que l’on n’attende rien – les machines rouillent, on ne voit pas les hommes : ici, il n’y a pas de rencontre, c’est une terre d’éloignement, tout s’écarte de l’autre. Ici, l’horizon lourd avalant le plateau, sa longue table aux sacrifices, comme sciée de neige. Forêts closes, d’un bloc, nuits plantées drues sur l’escarpement : rien qui vive là, dans le réseau de ravines que les eaux incisent, sous le couvert d’aiguilles, de branches mortes – le pas est difficile – tout fuit vers le torrent, ses ponts de glace empâtée de boue.

Hostile beauté de ces parages sans monde. Pourquoi l’être dans ce qu’il a de plus blessé, de plus orphelin, trouve ici précisément un asile ?

Ici, dans la pierre surpeuplée de silence…

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