Il y a des êtres qui deviennent si proches de nous qu'on les dirait intégrés à nous-mêmes. En épousant leurs sentiments les plus intimes, en scrutant le mystère de leur âme, nous assimilons une part de leur être. Eve Belisle
Hommes, amis, pays et compagnons, rappelez-vous l’histoire qui vient de loin, filant sur les vents qui courent au travers des labours, de hameaux en paroisses, histoire faite d’un souffle et de notre mémoire.
Voici venues les nuits d’hiver...
C’était venu petit à petit. De la honte de vieillir. Cela s’était passé à l’approche de l’hiver. Progressivement un jour après l’autre, il s’était mis à voir son visage, à en remarquer l’usure. Il avait d’abord pensé à une dégradation. Puis il avait compris qu’il était en train de vieillir, avec la culpabilité de n’avoir pas su préserver son corps du naufrage. Il était brusquement rendu à son humanité commune, à son impuissance et à sa banalité. Il ne savait plus soudain qui il était, ce qu’il était, ce qu’il cherchait et quel était le sens de sa vie. Lui qui avait tant rêvé de se déprendre du monde, il comprenait que la vieillesse le ferait inévitablement pour lui, et qu’il avait été animé d’un orgueil inouï. Il n’y avait plus qu’un seul mouvement possible – le retournement – non plus aller vers mais s’enfoncer, indéfiniment, s’enfoncer pour s’en sortir. Dans l’après-midi du matin de sa découverte, il sortit. Et c’est lorsqu’il vit l’arbre que quelque chose en lui céda. Les feuilles de l’alisier prises dans le premier gel de l’hiver, aussi précises, nettes et denses que des fils de soie, lui firent l’effet d’une révélation. Leur or commençait à brunir et, racornies, elles avaient été saisies à cet instant de leur vie, de la même façon que son regard l’avait découvert dans le miroir le matin même. Il sut qu’il n’arriverait réellement à rien de plus. Qu’il serait lui aussi emporté. Il éprouva alors une sorte d’amour qu’il ne connaissait pas. Prendre soin, pensa-t-il. Rien ne lui venait de plus ample ni de plus extraordinaire. Et à travers cette évocation, il lui sembla que la vie ne pouvait guère posséder un but plus noble ni une dignité plus haute.
Il ramassera une feuille d’alisier sur le sol et la rapportera à sa cabane. Il la posera sur la table en bois et fera réchauffer le thé sur le poêle.
C’est le mois de novembre, l’homme entend tomber le rideau métallique de l’hiver. Il rejoint la cabane du haut du bois. Les pneus crissent sur le grésil blanchissant la route, les phares réfléchissent les milles cristaux de givre des herbes couchées sur le bas-côté. Le bitume s’efface derrière quelques plaques vitrifiées de glace, les arbres défeuillés le long du torrent, sont pétris de gangues de verglas. La route scintille, l’air est vif, grisant… Dieu que la montagne, blanchie des premières neiges, est belle.
Puis vient la sente forestière qui le tire vers l’alpe. Il faut aller au pied du Brec, tout au bout du Chambeyran, monter entre les sorbiers et la reptation des aulnes verts.
C’est le mois de novembre, devant lui l’hiver à venir, immense à accueillir. Cette année, il a songé à descendre dans la vallée, passer l’hiver au village. C’est la première fois que lui vient cette pensée, dans ses pas en montée, foulant les schistes marneux et les lichens des grès. Diantre ! Sans lui la cabane s’écroulerait de mélancolie. Prendre soin. Vieillir et ne pas presser le pas, s’appuyer à un arbre, à une épaule. Couper la même quantité de bois d’un automne à l’autre. Il avait son tas de l’année précédente, bien au sec. Il venait de couper le bois frais à laisser transpirer.
Là-haut, dans les nuits où le vent arrache les arbres à leurs racines, la pierre et le bois de la cabane se frottent l’un l’autre et lancent une plainte. En son sein, le feu fait claquer des baisers de réconfort. L’âpreté extérieure donne des coups d’épaule et tonne contre la tôle du ciel ; mais la flamme allumée au cœur de l’âtre garde unis la lauze et le madrier. Tant qu’elle brille dans le noir, la pièce est une forteresse. Quand la tempête se lasse, elle laisse la neige accroupie sur la cabane, comme une poule qui couve.
L’hiver, l’homme doit seulement résister dans sa coquille. Il pense : aucune géométrie n’a calculé la forme de l’œuf ! Pour le cercle ou la sphère, il existe le pi grec, mais pour la figure parfaite de la vie, il n’existe pas de quadrature… Pendant les mois de blanc, sur lui et tout autour, l’homme devient visionnaire. Avec le soleil dans ses paupières éblouies, la neige se transforme en bris de glace. Au levant, le corps et son ombre bleue dessinent sur la neige le pronom “ il ” : l’homme sur la montagne est une syllabe dans le vocabulaire. Tout comme le mélèze, à l’heure du couchant, imprime sa forme sur la roche d’en face, aussi nette que sur de la neige fraîche. Les arbres des montagnes écrivent dans l’air des histoires qui se lisent quand on les accompagne. Êtres et choses ne peuvent se dévoiler que si nous nous ouvrons à eux. Rien ne peut advenir s’il n’y a pas réciprocité, reconnaissance de notre origine commune, de notre interdépendance. Lorsqu’enfin, êtres et choses apparaissent nus devant notre regard nu, ils exhibent leur identité. Chaque être, chaque chose se révèle comme unique, irremplaçable, indispensable. La communion s’est dès lors établie, nous voici devenus intime.
Alors l’homme sur la montagne sait avec gratitude que ce qu’il perçoit est la réalité même, qu’il fait l’amour avec l’univers entier.
C’est le mois de décembre, l’homme a déjà senti la morsure de la glace. La cabane, quoiqu’abritée s’était fondue dans la déclivité du versant. C'était à une place où la paroi auparavant faisait saillie en surplomb ; sous une surcharge de glace, toute hérissée de séracs, on voyait que ce qui avait été en relief était maintenant en creux, que ce qui avait été convexe était devenu concave. Apprivoiser l’espace. Il devra descendre au village ; l’homme ne restera pas seul, les deux pieds pris dans la glace. Beurrer les chaussures de saindoux, accoutrer la claie de portage sur la casaque de peau de brebis, écouter le gel claquer sous la fontaine et attendre que la fumée file droit pour sortir. Il y avait sans doute, dans le ciel transparent, quelque impression qu’il avait appelée de ses vœux, une aspiration vers d’autres cieux ? Il ramènera des provisions de bouche, quartiers de viande de mouton, bloc de sel et pain de sucre, une bouteille de Cordoeil pour oublier la fatigue du soir, farine et café, sans oublier le journal et l’amadou.
Il ne chassait pas. Trop d’incertitude en haut de l’alpage enneigé ; le loup s’esquintait déjà à traquer le bouquetin.
Et puis, il n’aimait pas.
Il en est pour qui tuer est un plaisir : le chasseur qui caresse les poils ou les plumes encore tièdes… Il appelle cela “ tradition “. Sans doute, s’imagine-t-il ce vaillant chasseur couvert de peaux de bête, rapportant sur ses épaules un mammouth à sa fiancée affamée, qui l’attend au seuil de sa grotte. Imaginons une seconde, cet homme soudain confronté à toutes les bêtes qu’il a dû supplicier pour qu’il vive !
La forêt et la chasse, deux termes qui se bousculaient dans sa tête. Au commencement, la forêt nous cachait l’arbre. Elle couvrait la terre et retenait toute chose dans sa nuit profonde. Elle était animée d’une sourde et incessante gestation, mais ce qui naissait et mourrait dans ses ténèbres, ne dessinait aucun contour précis, simplement d’éphémères et fugitives apparitions.
L’obscur verbe latin forestare signifiait : retenir en dehors, mettre à l’écart, exclure. C’était dans la nuit des temps ! Alors les rois se sont octroyé le droit d’exclure du domaine public de vaste étendues boisées, afin d’y préserver la vie sauvage qui, en retour, devait assurer le maintien d’un rituel royal fondamental : la chasse. Une forêt désignait de facto une terre confisquée par un décret royal. Une fois la région afforestée, ou déclarée forêt, on ne pouvait plus la cultiver, l’exploiter ni empiéter dessus ; elle était mise hors du domaine public, réservée aux seuls plaisirs du roi. Les premiers écolos durent être monarchistes ! se dit-il.
C’est le mois de janvier, l’hiver l’habite. Il se recroqueville sous la pelisse que celle qui l’accompagne lui avait cousue jadis : trois peaux de chamois passementées de fourrure de marmotte. L’hiver est enfin là, qui fige toute appréhension, cristallise l’attente et susurre le désir : pourquoi ne pas descendre, juste un peu plus bas, là, dans le mélézin ? Qu’est-ce que c’est, trois, quatre degrés de gagnés, une économie de bois, de gel ? S’éviter les confins du surhumain ? Une rumeur, presqu’animale… La charpente mugissait doucement sous le vent, comme un vagissement exténué, exhalant la tourmente du temps. L’appel de la forêt ? La transcendance des lieux ?
Il eût une intuition : roulement de tonnerre, éclairs, cieux déchirés. Terrifié, il lève les yeux et découvre le ciel. Mais que voit-il en levant les yeux ? Que voit-on lorsque l’on regarde au-dessus et autour de soi dans une forêt ? Le muet rempart du feuillage. L’oubli infini de l’esprit endormi. Alors, que voit-il lorsqu’il lève les yeux ? Il ne voit rien : une soudaine illumination du néant. Il perçoit l’éclat de la foudre et le fracas du tonnerre. En s’abattant sur sa tête, ce premier éclair signalait un impératif supérieur - au-delà de la forêt close. Seule sa violence terrifiante pouvait allumer la première étincelle de conscience humaine dans son esprit lourd et le forcer ainsi à contenir ses pulsions bestiales. Il prit brusquement connaissance de l’autorité divine… La forêt ne suffît plus à contenir sa conscience.
Ainsi, il découvrit la religion, à l’origine de la première institution universelle de l’humanité. Il y eut l’ouverture du logos, l’horizon du sens. D’un seul coup le monde prit une signification ; il devint phénoménal. Il devint, précisément, un monde – et non plus un simple habitat.
C’est le mois de février, il ausculte l’hiver. La forêt l’accueille dans une sorte de joie paisible. Mais sous un clair de lune glacial, elle l’égare et l’effraye. En elle, les bruits et les silences sont simultanément rassurants et troublants. Parfois, ce qui domine, c’est une étrange sensation d’encerclement ; et pourtant, il n’y a personne… C’est la forêt toute entière qui l’étreint, l’observe et s’adresse à lui. Est-ce là le chaos primitif où rien ne parvient à se distinguer ? Est-ce là la cicatrice originelle, dont les puissances s’épuisent à engendrer des êtres de feu follet, d’espoir ou d’effroi ? Non, il pressent que la forêt, pays des songes et des elfes, devient profane : elle obstrue la communication des volontés et des intentions de Dieu, car son feuillage bouche la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants des pères célestes. Là où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, les forêts cachent la vue de Dieu.
Faut-il remonter alors plus haut dans l’alpage, retourner au-delà de la ligne de combat ? Non. Angoissé par son destin, l’espèce humaine tente de se rassurer en étant prévoyante, avisée pour sa famille, sa tribu, en tournant son regard vers l’avant, vers l’avenir, en interprétant des dispositions à venir, l’oracle ? Il pense que de là découle la seconde institution universelle de l’humanité : la survie de l’espèce par la copulation, établir la famille, la communauté, le pacte de sédentarité. Il comprit l’ordre d’éterniser l’union sexuelle, avec sa généalogie familiale, linéaire. Mais ce lignage ne pouvait s’instituer en forêt, lieu qui favorisait la dispersion, l’indépendance, l’anarchie voire la polygamie ! En repliant le temps sur lui-même dans la promiscuité de sa matrice, les forêts auraient rapidement désorienté la ligne de succession généalogique. En somme, pour que la famille puisse s’établir comme une institution divine à ciel ouvert, elle devait déboiser son espace au cœur des forêts. C’est dans les seules limites de la clairière que la famille maintient sa cohésion et protège sa généalogie de “ l’infâme promiscuité “ de l’état sauvage.
Là où une forêt primitive avait déjà colonisé la terre, les premières familles humaines durent abattre les chênes voire les mélèzes, pour planter une autre espèce d’arbre : l’arbre généalogique. Bruler une clairière dans la forêt et la proclamer terre sacrée de la famille, tel fut, imagine-t-il dans son intuition créatrice de l’hiver, l’acte originel d’appropriation qui ouvrit l’espace de la société civile. C’était le premier acte décisif, motivé religieusement, qui conduirait à la fondation de cités, de nations et d’empires.
C’est le mois de mars, mois de la lutte entre la survie et l’enfer. Le gel ou la germination ? Trop tôt en montagne ; encore la neige, le soleil et la glace. Alors au fond de sa cabane, il s’interroge et pressent une nouvelle intuition, une troisième institution universelle de l’humanité : l’inhumation et la sépulture. Il ne suffisait pas de déboiser la forêt pour y implanter une tribu dans la clairière ! Pour planter l’arbre généalogique et installer sa résidence sous les auspices de Dieu, des cérémonies d’inhumation sont nécessaires. L’inhumation garantissait une appropriation complète du terrain, elle constituait son ultime sacralisation. En inhumant ses morts, la famille marquait son territoire, s’enracinait dans son sol, son humus, sous lequel vivaient les pères ancestraux. L’humanité est liée à ces rites funéraires. L’humus fonde l’humain. La terre de la sépulture préserve l’essence de l’humanité. Ainsi, les institutions universelles ont beau tirer leur loi du ciel, elles doivent en dernier lieu s’enraciner dans le sol. Il exprimait alors ce paradoxe : en se tournant vers l’immensité du ciel, l’humanité livre son essence au creuset de la terre !
De la lignine au lignage, l’arbre nous cache la forêt. De l’arbre généalogique à l’arbre de la connaissance, de l’arbre de vie à l’arbre de mémoire, les forêts constituent un fonds symbolique indispensable. Il n’est pas jusqu’au concept du cercle qui ne vienne des cernes concentriques qui apparaissent sur la souche des arbres… « Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfouit profondément dans la terre ses puissantes racines. L’arbre est en réalité enraciné dans le ciel », ainsi parlait Simone Weil.
Dès lors, ces trois institutions universelles incarnent, pense-t-il, les trois extases temporelles qui, à proprement parler, marquent le séjour de l’humanité sur Terre. La religion, la famille et la sépulture des morts incarnent l’ouverture du temps linéaire. La religion est née de l’idée de Providence. Elle implique une conscience de l’avenir. L’inhumation est fondée sur le respect du passé, des ancêtres, ce que nous nommons l’héritage. La religion et l’inhumation consolident à leur tour de contrat social de la communauté, qui inscrit dans le présent le lignage familiale.
Cela l’interpelle : ces trois institutions le ramènent doucement, insidieusement à… Putain ! “ Travail, famille, patrie “… Tout ça, c’est d’la merde, vivement le mois d’avril ! C’est vrai à la fin, les gens qui pensent en rond ont les idées courbes ! Il faudra sortir de la tanière et s’aérer les méninges.
Pourtant, les choses se sont succédé ainsi : d’abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes. C’est un ordre systématique, progressif et autonome mais fini, hanté par la finitude. Il est régit par une loi interne de dissolution qui le conduit à sa perte. Cette loi entropique apparait clairement : les hommes sont d’abord en quête de ce qui leur est nécessaire à la vie ; ils recherchent ensuite les choses utiles et les commodités de la vie ; puis ils s’attachent au plaisir avant de s’abandonner au luxe et finalement, perdant tout sens, ils dilapident leurs biens et leur âme. Il se questionne encore : Qu’est ce qui mène le système à sa perte ? Pourquoi la ruine de la civilisation après la longue marche vers la grandeur ?
C’est le mois d’avril ; très tôt, le chant d’un venturon montagnard dans le matin froid, plus bas, dans les mélèzes figés. Certains sons font résonner le silence et confèrent de la profondeur à l’espace. Les souvenirs, sous forme de réminiscences, se mettent à parler dans le silence intérieur. Il s’étire, sort, et sur le pas de la porte, assiste au lever du jour. Un voile immense, immobile, sans le moindre pli, couvre toute la face du ciel. Tous les bruits qui s’élèvent dans le lointain de la vallée arrivent à l’oreille à la faveur de ce silence : ce sont des chants de laboureurs, des voix d’enfants, des piaulements et des cris d’animaux, et de temps à autre, un chien qui aboie. Un grand silence s’est établit et il entend comme les voix de mille souvenirs doux et touchants, qui s’élèvent dans le lointain et viennent bruire à son oreille. Il passera la journée en contemplation, jusqu’au moment de la tombée de la nuit, tandis que le silence l’enveloppe. C’est ainsi que s’imposèrent à lui ces vers de Victor Hugo :
Longtemps muets, nous contemplâmes
Le ciel où s’éteignait le jour.
Que se passait-il dans nos âmes ?
Amour, amour…
Alors les vents ne soufflent plus mot, la forêt n’a plus aucun bruit, celui des hommes, qui se taisent toujours les derniers, va s’effaçant sur la face des champs. La rumeur générale s’éteint, seul demeure le petit bruit de la plume qui écrit dans le silence de la nuit qui à tout recouvert.
C’est le mois de mai, le printemps commence à dévoiler ses fastes, les landes à myrtille pointent sous la neige, rhododendrons et genévriers s’ébrouent de la gerçure du froid. Enveloppés de pénombre, les déplacements des coqs dans les ondulations du relief lui ont échappé. Guidés par ses oreilles, chuintements et roucoulements colorent à peine le ciel. Ses yeux décèlent finalement une ombre chinoise qui se démarque à peine sur un névé, puis une autre qui approche en trottinant, cou tendu et bec relevé. Ils gagnent l’arène. Deux, trois, jusqu’à dix individus peuvent parfois la fréquenter. Le spectacle s’intensifie avec le lever du jour. Queue en lyre étalée, sous-caudales boursouflées, ailes pendantes, buste gonflé et incliné, caroncules gorgées de sang, au paroxysme de leur excitation, les tétras sautent et combattent presque jusqu’en fin de matinée.
Cela lui suffit : il a rencontré les sentinelles de la montagne, la discrétion et la beauté. Apprendre à observer. S’ouvrir à un monde discret pour approcher de véritables trésors ; il suffit de soulever le couvercle du coffre, sans le piller. Ne nous leurrons pas, toutefois, l’homme, quel qu’il soit, ne passe pas inaperçu dans la nature.
Ainsi passent les hommes : à leur bonheur, ils posent tant de conditions, comment peuvent-ils espérer l’obtenir ? Point tant d’altruisme et d’empathie, nous nous achetons une bonne conscience avec de généreux sentiments ; la compromission nous soumettra à la reddition. Lui, il fera son bois pour l’hiver à venir, et remontera passer ses nuits dans sa cabane au-dessus du bois. Il connait bien cette sensation ; les gens, le contact physique, un corps pouvait lui manquer, mais ce manque diminuait lorsque la neige, la glace, l’horizon, les nuages et le soleil devenaient petit à petit une partie de lui. Là-haut, il regardera par la fenêtre minuscule qui traverse l’épaisseur du mur de pierre, la coloration d’un crépuscule dont il sait qu’elle l’accompagnera dans les lointains de la montagne. Et le vent frais du soir l’enveloppera comme la respiration du monde.
Maintenant, pensa-t-il, prendre soin. Maintenant, redescendre dans la vallée pour prendre soin. Maintenant, sortir du silence, retourner dans le naufrage du monde, le grand saccage. Lorsqu’il commença à rassembler ses affaires, il sentit qu’il allait se mettre à pleurer. Sa vie dans l’Alpe s’était déroulée avec la précision d’un métronome, et il avait pourtant eu la sensation d’habiter réellement l’imprévisible. Et voilà qu’il prenait le chemin du retour vers la vallée des hommes. Il s’assit sur le bord du lit et pris sa tête dans ses mains. Maintenant, dit-il, maintenant… Et il s’effondra en larmes.
C’est parce que l’on a beaucoup perdu que l’on peut beaucoup donner. Il ressentait ce besoin soudain de faire le bien. Et qu’aucun bonheur véritable ne lui serait plus accessible s’il ne participait pas à celui d’autrui.
C’est le mois de juin, les blés sont mûrs dans la vallée, il rejoint la chaleur du soleil, il retrouve la chaleur humaine. Il a moissonné, puis fané avec ses compères et fauché le regain. Peu importe les institutions universelles, la croyance, la famille et la mort ; il était là, présent au milieu d’eux. Alors, gorgé d’échange et de partage, à la fin de l’été, il peut retourner sur sa montagne, ou dans son temple. Il ne demandera plus à un dieu, à une représentation, aussi subtile soit-elle, à un état de conscience particulier, d’être “l’Être qui Est”. Il ne demandera plus l’Absolu à une réalité relative, il ne sera plus jamais déçu. Il peut retourner vers sa compagne – son doux et merveilleux amour - et lui rappeler l’invitation d’Alfred de Vigny dans la Maison du berger :
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre
Pour nos cheveux unis un lit silencieux.
Il l’aimera enfin pour ce qu’elle est. Il ne lui demandera plus de combler le manque creusé par les impacts que la vie lui a infligés. Il ne demandera plus à un être fini un Amour infini et inconditionnel ; il l’aimera, avec ses limites, voire ses défauts, comme un père attentif au plus fragile de ses enfants.
Il existe un lieu ultime où l’absence de réponse à la question qu’est notre vie devient une réponse en elle-même. Ce lieu surgit dès lors que toutes les promesses que nous avions projetées sur l’existence ont échoué. Il ne savait pas dire cette joie qu’il éprouvait mais elle le ramenait à une multitude d’évènements insaisissables dont il avait déjà pressenti l’effet à plusieurs reprises dans sa vie. La pelletée de sable, le tas de bois coupé et rangé pour l’hiver, toutes sortes d’évènements insignifiants où se mêlaient le sentiment de l’ardeur à mener une tâche précise et la satisfaction pure de l’achèvement de celle-ci. Et c’est désormais sa vie elle-même et toute entière qui lui donne cette sensation heureuse et pleine.
Il pourra retourner vers ses richesses matérielles, sa cabane ou sa maison de famille, mais il ne demandera plus à tous ces biens périssables et transitoires cette inviolable tranquillité du cœur à laquelle il aspire...
On voudrait revenir à la page où l’on aime, et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts, évoquait Lamartine.
Il m’aura fallu soixante ans pour arriver là…
Six mois plus tard alors que je n’attendais plus rien, Là-Haut, dans une grande mansuétude, m’offrit un amour indicible et sa tendresse infinie.
Oser demander, en ayant fait le deuil de l’espoir d’être entendu, cela pourrait peut-être se rapprocher d’aimer. Oser manifester son besoin de l’autre – cette beauté de la nécessité de se tresser au monde – et savoir que l’on sera toujours seul.
Chaque homme, dans sa nuit, s’en va vers sa lumière ! Comme j’aime ce vers de Victor Hugo, et comme aujourd’hui je peux enfin le vivre.
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