Prologue
Le soir tombait sur les bois et, de part et d’autre du chemin qui gravissait la colline, les arbres dénudés s’effaçaient lentement dans l’ombre. Le monde se figeait en silence. Seules sources timides de mouvement et de bruit, deux cavaliers menaient au pas leurs chevaux. Les nasaux des bêtes exhalaient une vapeur blanche que la brume nocturne avalait, et de temps à autre un soupir brusque leur échappait, vite assourdi dans les profondeurs de la forêt.
Parvenu au sommet d’une petite crête, l’un des hommes arrêta sa monture et se retourna : une vieille cape de voyage couvrait ses vastes épaules et seule une mèche de cheveux grisonnants sur un visage buriné sortait du chaperon qui la prolongeait. Il était grand : quand le second personnage le rejoignit, il dut baisser les yeux pour s’adresser à lui.
- Nous avons assez avancé pour aujourd’hui. Il ne serait pas sage de fatiguer encore les chevaux. Trouvons un endroit pour dormir et faisons du feu.
- Du feu ? Est-ce bien prudent ?
L’autre avait levé les yeux et sous une cape identique se devinait une figure beaucoup plus jeune, encadrée de cheveux blonds. Il paraissait aux aguets.
Le premier cavalier sauta à terre d’un geste maîtrisé.
- Tranquillisez-vous, Laglyan : ces bois sont peuplés de forestiers et de chasseurs qui, tous, allumeront leurs feux ce soir. Nous ne serons qu’une lumière parmi d’autres. Il faudra faire un peu plus attention dans quelques jours.
Il ôta son capuchon et sa figure carrée s’éclaira d’un sourire franc.
- D’ici là, mon ami, je vous assure qu’il n’y a rien à craindre.
Le jeune homme lui sourit à son tour d’un air peu convaincu, puis les deux voyageurs s’enfoncèrent sous le couvert des arbres, la bride de leurs chevaux à la main.
Quelques minutes plus tard, ils étaient installés, assis de part et d’autre d’un feu de petit bois, à l’abri d’un pan de roches qui s’élevait, obscur, au-dessus de leurs têtes. Le plus jeune mâchait la dernière bouchée de pain de son souper. Sans un mot, il contemplait les flammes. Son aîné s’activait sur une liasse de feuillets qu’il noircissait de notes rapides, une fine tige de roseau à la main. Soudain il s’arrêta et releva lentement la tête, comme à la poursuite d’une idée fuyante. Au bout d’un moment, il s’aperçut du mutisme de son compagnon.
- Vous doutez encore de votre décision ? Vous avez tord : il est trop tard pour les états d’âme.
Le garçon eut un sursaut et releva les yeux.
- Excusez-moi, Silyen. Je réfléchissais. Mais je ne doute pas, non. Je ne reviendrai pas en arrière.
- Vous faites bien. Puis-je savoir à quoi vous réfléchissiez ?
Le jeune voyageur scruta son interlocuteur avec une soudaine intensité, puis il se détourna pour guetter à nouveau la rapide agitation du feu.
- En fin de compte, je sais bien que je peux vous faire confiance. Vous êtes dans la même situation que moi…
Il expira un imperceptible soupir.
- Je réfléchissais à mon père. Je songeais que l’on m’a poussé dès mes plus jeunes années à suivre ses traces. Et il se trouve que m’y voilà, à présent : depuis que nous avons quitté Tyel, ce matin, je marche exactement sur ses pas. Seulement… jamais je n’aurais imaginé le faire de cette façon-là.
De l’autre côté des flammes, le dénommé Silyen déposa son stylet et ses feuilles.
- Vous ai-je dit que je prépare un livre sur notre périple ?
Le jeune homme ne répondit pas.
- Au cours de chacun de mes voyages, je collectionne les notes sur tous les sujets dignes d’intérêt. À mon retour, je les trie, les corrige et les rassemble en un recueil. Certains d’entre eux m’ont valu une notoriété relative à Elguir. Mais aujourd’hui, avec cette destination fantastique au bout de notre route et les enjeux que vous m’avez laissé entrevoir, je pense pouvoir espérer le couronnement de mes travaux.
À nouveau, il attendit en vain une réaction, puis continua :
- Laglyan, si j’écris ce livre, ce n’est pas par goût de la renommée ! J’estime que ce que nous faisons est important. Quelle qu’en soit l’issue, j’aimerais que tout cela ne glisse pas dans l’oubli.
Il s’interrompit encore, embarrassé, puis reprit :
- Je vous en prie, parlez-moi de lui !
L’autre parut déconcerté :
- Vous parler de mon père ? C’est que je ne sais pas trop quoi vous en dire…
- La fin de l’histoire, je la connais. Qui ignore que Malkyan de Siryikal est mort pour sauver l’Empereur et la Couronne des dieux ? Ce qui m’intéresse, c’est le début, le contexte de la légende : la façon dont il s’y est pris pour devenir l’aide de camp du Souverain. On m’a dit que votre Famille est d’extraction plutôt modeste et, moi qui ne suis pas noble, j’ignore comment ce genre de choses se passe…
- Ce n’est pas très compliqué, pour être honnête. Ne vous attendez pas à un long récit épique. Ma Famille, vous l’avez dit, est une petite lignée noble comme il en existe des dizaines à travers l’Empire. Vous avez vu vous-même notre domaine, à Khelyonkaw : il était plus petit encore quand mon père a décidé de venir, avec ma mère et mon frère aîné, s’installer à Tyel. Il y chercha alors le seul moyen fiable d’ascension sociale dont un petit Seigneur comme lui dispose : des protections. Et vous connaissez le résultat heureux de sa quête, puisque vous avez rencontré le Patrigne de notre Famille, le Seigneur Teryankel de Raknam. S’étant trouvé un soutien en la personne du plus puissant conseiller du Trône, mon père eut ainsi l’occasion de faire preuve d’une telle loyauté qu’il s’attira la sympathie de l’Empereur lui-même. Et quelques années après son arrivée dans la capitale, il obtenait ce poste d’aide de camp, juste avant le départ de la dernière grande expédition à Yankaẅ, où s’est forgée sa légende.
- Vous racontez cette histoire comme si vous l’aviez vécue…
- Quand je suis né, il était mort dans toute sa gloire et mon frère parti en exil. J’ai grandi avec ma mère, à Khelyonkaw puis à Tyel, dans de grandes demeures vides peuplées seulement de domestiques silencieux. Il n’y avait aucune vie autour de moi, sauf dans les récits grandioses que me répétait le précepteur au sujet de mon père. Vous avez raison, je crois : j’ai vécu son histoire, à défaut d’autre chose…
- Mais maintenant, vous vivez la vôtre, et vous tracez votre propre route…
Le garçon jeta une brindille dans les flammes et la regarda se consumer avant de répondre :
- Je n’en suis pas si sûr… Cela fait moins d’un an, maintenant, que j’ai repris son titre de Seigneur de Siryikal, à ma majorité, et j’ai déjà l’impression d’être condamné à poursuivre pour toujours le fantôme de mon père.
Dans les mains de son auditeur, les notes avaient repris leur place, et le stylet griffonnait, discret, quelques mots.
- Il y avait une épopée, le Siryikaladen, du poète Dayam, qui racontait cette dernière expédition à Yankaẅ. J’en connaissais par cœur chaque vers… Mon précepteur, Maître Sentz, y faisait constamment référence. Je me souviens surtout de sa dernière leçon. J’allais prêter le lendemain mon Serment de Seigneur et, en attendant le professeur, je relisais une fois de plus les premiers mots…
Il ferma les yeux et se mit à réciter d’une voix sourde :
- « Écoute, Déesse, douce amie des mortels, les hauts faits et la fin de l’un d’eux… »
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