Chapitre 1
Écoute, Déesse, douce amie des mortels,
Les hauts faits et la fin de l’un d’eux, un Seigneur,
Dont le cœur soutenait tous les espoirs de Tyel
Et le triste destin l’abîma dans l’horreur.
Pour son Serment tenu, arme de la Cité
Dans les confins barbares où naît l’aube féconde,
Donne-lui, Bienveillante, en son éternité
Au Royaume d’oubli la mémoire du monde.
Je chanterai la vie due par son Empereur
À sa terrible mort dans les anneaux de glace,
La couronne ravie : reviennent un sauveur
Et des dieux le support, trophée de son audace !
Laglyan se tenait debout, face à la Ville de l’autre côté des carreaux de verre que son regard traversait sans les voir. Autour de lui, une lumière jaune avait englouti la petite pièce qui tenait lieu de librarium familial, en trempait avec paresse les trois armoires, la table carrée et les deux sièges. Sur le meuble, un volume ouvert découvrait les premiers mots d’un poème : Écoute, Déesse, douce amie des mortels, les hauts faits… Les lèvres du jeune homme remuaient en silence : Écoute, Déesse… Et dans ses yeux les ondulations du texte descendaient au rythme des toitures, vers le fleuve, et se mêlaient au pouls immense de la Ville.
Tyel s’étendait devant lui. Elle semblait prendre sa source au milieu du fleuve, sur ce promontoire escarpé d’où le Palais impérial contemplait les deux rives : au sud l’immensité plane qui annonçait le paysage morne du Guiran. Des quartiers animés le long des quais où des triangles de toile ramenaient par centaines jusqu’en ce point du monde presque toutes ses richesses ; un peu plus loin, la silhouette altière des bâtiments officiels, leurs colonnes et leurs voûtes blanches sous l’œil sévère desquels il allait demain devenir un homme, rentrer dans le monde et suivre son père : le temple de la Bienveillante, dans lequel il laisserait son enfance, et celui du Fidèle, Seigneur sous et dans le Ciel, auquel il prêterait son Serment. De ce côté-ci du fleuve, la rive nord déroulait sous ses yeux les plis d’un terrain plus escarpé, que des ruelles pavées gravissaient par mille détours et entre les creux duquel s’accrochaient les palais des lignées nobles de l’Empire : en bas, là où les abords du fleuve dégageaient des espaces plus larges, de vastes demeures et de riches jardins arboraient la puissance des plus anciennes Familles, tandis que les hauteurs, moins accessibles et plus étroites, ne laissaient que le privilège de la vue aux dernières classes de l’aristocratie impériale. De toutes les chambres de cette rive, celle où se tenait Laglyan bénéficiait sans doute de l’une des plus spectaculaires perspectives.
Il se retourna et laissa flotter son regard à travers la pièce : dans tous les palais de la rive nord, une chambre spacieuse orientée vers la Ville, face au soleil de midi, abritait le librarium dans lequel les Familles conservaient leurs archives, titres de reconnaissance impériale et autres trophées. Celui-ci frappait surtout par sa sobriété et, bien que tout l’honneur de la lignée y reposât, il inspirait davantage le recueillement et la piété pour les ancêtres ici évoqués que la puissante autorité de leurs descendants. Dans le mur de droite, au fond de la niche qui les abritait, les Génies familiaux semblaient contempler, stoïques, la modestie de leurs prétentions. Les yeux du jeune homme tombèrent sur le livre : seuls ces quelques vers, dans ce dépouillement, brillaient d’un réel éclat. Les hauts faits et la fin de l’un d’eux, un Seigneur… Un Seigneur… C’était ce qu’il deviendrait demain, sous les voûtes blanches du Temple du Fidèle, où le Ciel et la Terre écoutent les mortels… Et peut-être un jour, pour lui aussi, un aède inspiré invoquerait l’attention de la Bienveillante, et commencerait ainsi le récit de ses actes d’homme, comme ces vers devant lui célébraient son père et noyaient sous une lumière d’or la sage réserve de ces murs étroits.
Un froissement d’étoffe le rappela aux obligations de ce jour : le crâne tondu d’un serviteur venait de surgir de derrière le voile de l’entrée.
- Jeune Prince, le Maître vient d’arriver.
D’un hochement de tête, Laglyan signifia qu’il avait compris et congédia le domestique. Quelques instants plus tard, vêtu de la robe de lin blanc des lettrés, le Maître se présenta à son tour. Laglyan s’inclina :
- Maître Sentz…
Un sourire fugace anima la légère toison grisonnante qui garnissait le vieux visage.
- Redresse-toi, jeune homme. Ceci est le dernier salut que tu adresses comme élève à ton précepteur. Il n’y aura plus d’autre leçon que celle-ci.
Laglyan releva vers l’homme un regard intimidé, aujourd’hui encore. L’érudit lui saisit la main, l’entraînant vers la niche.
- Viens. Allons rendre à tes Ancêtres les honneurs qui leur sont dus.
Côte à côte, le Maître et l’élève vinrent se poster face à l’autel : l’un fixait les statuettes, leur adressant d’une voix claire les salutations rituelles ; l’autre, encore dépourvu de ces droits, priait en silence, les yeux baissés.
- Voici le dernier devoir que je t’assigne, mon Fils : je veux t’entendre prononcer face à tes Pères ce Serment qui demain te liera à eux.
Du fond du silence, un murmure entreprit de s’élever vers les figures de bois :
- …je jure d’honorer…
- Plus haut, Seigneur de Tyel ! C’est d’une voix claire qu’il te faudra honorer la présence de l’Empereur !
Laglyan s’interrompit et laissa un nouveau silence inquiet s’établir entre eux. Puis, avec lenteur, il détacha les mots un par un, prudent, de peur d’en altérer la noblesse en les prononçant.
- Je jure d’honorer mes Ancêtres, mon nom, …
La voix se fit plus claire, le débit plus soutenu.
-... De servir ma Cité et son chef sous la loi.
De mes pères je prends les devoirs et les dons…
Il releva la tête, ouvrit les yeux. À ses côtés, le Maître l’écoutait, les paupières closes.
- … Et scelle mon Serment par ma vie et ma foi.
Il se tut, et pendant de longues secondes aucun des deux ne bougea, le jeune homme face aux visages sévères de ses Ancêtres, son professeur les yeux toujours fermés. Enfin la voix usée écarta avec précaution un pan du recueillement qui les enveloppait :
- …la foi, Laglyan… la fidélité… C’est une arme fragile, mais avec elle seule tout peut changer…
Puis les mots coulèrent en une prière de ferveur chuchotée et solitaire. Le jeune Prince resta un long moment à fixer la plus grande des trois figures, la représentation altière de ses Ancêtres mâles, qui lui rendaient pour la première fois son regard.
- Tu t’apprêtes à devenir l’un des leurs, mon enfant. Alors apprends dès aujourd’hui à soutenir leur jugement.
Laglyan se retourna vers son Maître : celui-ci était revenu auprès du volume ouvert sur la table, dont il parcourait les pages avec délicatesse, souriant à quelque passage comme s’il retrouvait un vieil ami fidèle.
- Le souvenir de ton père… Chéris-le comme ton bien le plus précieux, car il te guide et jamais il te n’abandonnera. Lui aussi s’est tenu un jour devant le Fils des dieux et a prêté le Serment, pour l’accomplissement duquel il a sacrifié sa propre vie. Aujourd’hui, Tyel se souvient de son enfant, et l’Empereur lui-même le garde en son cœur.
Il fixa soudain son élève, puis lui sourit :
- Et je sais qu’il t’y gardera, toi aussi, car ta foi est grande et elle te mènera loin ! depuis que l’illustre Dame, ta mère, m’a confié l’honneur de ta formation, je l’ai perçu s’éveiller. Demain, jeune Prince, tu deviendras le dépositaire du nom de ton père. Et tu le porteras aussi haut que lui !
Laglyan s’avança, le pas hésitant, vers le vieil homme. Celui-ci lui déposa la main sur l’épaule.
- Maître, tout ce que je souhaite est d’honorer mon Empereur et mon nom ! Mais j’ai tellement peur de ne pas être à la hauteur !
- Tu le seras, Laglyan de Siryikal. Garde en ton cœur ta foi et le souvenir de ton père, et tu le seras !
Il y avait dans ces mots, dans cette voix profonde une certitude sans réplique, dans la fixité de ces yeux et la fermeté de ce sourire une confiance, dans la tendre pression de cette main une reconnaissance qui étaient tout ce à quoi Laglyan aspirait pour dompter enfin ses doutes, les noyer et les couvrir à jamais sous le poids exaltant de la charge qu’il lui serait demain demandé d’assumer. Il lut alors sur le visage de son Maître que la dernière leçon venait de prendre fin ; cette assurance que le vieil homme lui offrait était l’ultime enseignement au-delà duquel leurs voies allaient se séparer, lui permettant de continuer sa route tandis que son professeur en resterait sur le bord. La gratitude qui l’étreignit devant l’adieu qu’il devinait lui fit baisser les yeux par pudeur, et il souffla, tremblant d’émotion :
- Merci, Maître…
Il perçut la légèreté d’une tristesse quand un instant la vieille main hésita en quittant son épaule, puis la voix du précepteur conclut l’entretien de sa sérénité coutumière :
- Descendons, mon fils. Je souhaite rendre hommage à la Dame.
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