1. Rescapé de l'amer

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C’est l’histoire d’une endive qui s’échappe de l’exploitation agricole où elle a poussé pour découvrir le vaste monde. L’histoire se décline en conte de fée, en roman noir, en rapport d’un policier-stagiaire et en pièce de théâtre tragicomique. Avec quelques allusions typiquement belges (chicon, notamment!), l’action ayant lieu dans une petite ville hennuyère au sud-ouest de la Belgique.

1ÈRE DÉCLINAISON : ROMAN NOIR

Brume, crachin, ennui. Trois mots pour résumer une existence. Witloof en avait bavé. Ça on peut le dire. D’abord il avait été enseveli vivant dans un champ humide avec ses semblables. Une immense bâche noire rendait impossible tout contact avec l’extérieur. Sans notion du temps et de l’espace, il lui avait fallu émerger, sortir la tête du laminage de purin qui recouvrait la terre. De la merde bovine. Il s’attendait à être ébloui par un flot de lumière, mais une bâche filtrait le jour et le plongeait la nuit éternelle.

Ils étaient des centaines, des milliers comme lui, dans le noir. Leur dénominateur commun: Dirk. Le vieux Dirk, leur bourreau. Il les avait tous enterrés aux abords de son exploitation agricole quelques jours auparavant. Le bon Dirk, leur nourricier. Il les avait gavé de granulés énergisants qui leur permettaient encore de tenir debout. Le cruel Dirk, leur assassin. Il les arracherait de la terre avant de les asperger d’eau froide et de les expédier nul ne sait où, nus et transis, entassés dans des caissettes.

Witloof se tourna vers ses compagnons d’infortune. À sa droite se tenait un voisin dont la peau livide avait pris depuis peu une teinte verdâtre. Le symptôme d’un cerveau désormais inhabité. Les yeux hagards de son voisin de gauche fixaient le vide. Il ne tirerait rien de ces deux alliés potentiels. Ni des autres. Il lui faudrait se démerder seul.

Un bruit sourd le sort de sa torpeur. Au loin, un grand fracas mécanique s’approche, suivi d’un nuage sombre et menaçant. Dirk est de retour. Avec nul ne sait quel funeste dessein. Réagir ou mourir. Witloof tente une énième fois de dépêtrer du sol ses pieds entravés par les racines et lambeaux de plastique. L’adrénaline lui donne la force qui lui manquait. Dans un hurlement de douleur, il parvient enfin à s’arracher de son noir linceul. Sous sa peau fripée, une vieille ricane: « C’est peine perdue. ». Qu’elle brûle en enfer.

Un rai de lumière attire son attention. La sortie. Il se fraye un passage dans une fissure de la bâche. La lumière blanche de ce matin d’hiver l’aveugle, il trébuche sur un caillou. Ses pieds écorchés clopinent vers le plus proche refuge, un fossé humide. Juste à temps pour esquiver le passage du monstre de fer, qui n’épargne pas ses semblables. Le diable projette une nuée toxique sur ses damnés victimes. Qui s’abandonnent à sa colère, à bout de forces. Leurs corps accusent le coup, les gouttes agressent leur peau, qui finit par les absorber sans lutter.

Mais Witloof est déjà loin. Il jette un dernier regard derrière lui, vers sa patrie maudite. Witloof est un chicon libre désormais. Derrière lui le nuage d’insecticide disparait. Devant, l’horizon s’étend à perte de vue.

Witloof marche depuis des heures, ses pieds râpent la route. Un chant le sort de sa torpeur. Une voix grésille: « La lumière jaillira, claire et blanche un matin, brusquement devant moi, quelque part en chemin… ». Brel persiste, s’insinue dans sa tête. Le volume augmente progressivement jusqu’à lui briser les tempes. Le radio-réveil. Gotferdomme! Dirk a mal à la tête. Il engloutit une tartine. Avale un café, enfile sa salopette. Monte dans son vieux John Deere. C’est l’heure d’aller pulvériser ses putains de chicons.

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