L'éditeur
J’ai vu arriver un jour un drôle de bonhomme, rubicond, affable. Il avait pris rendez-vous auprès de mon assistante, Magalie. Elle était nouvelle et apprenait les ficelles du métier en libraire et dans notre maison d’édition. Elle était enjouée et voulait bien faire, trop bien faire, aussi avait-elle noté pour moi ce rendez-vous, que jamais je n’aurais accepté sinon. J’étais en train de finir ma pâtisserie en mezzanine, je lampais une gorgée de soda même si mes médecins me l’avaient fortement déconseillé, mais on a qu’une vie n’est-ce pas, quand le carillon de la porte avait sonné. J’ai entendu gazouiller Magalie, et peu de temps après elle grimpait les escaliers branlants pour m’annoncer mon rendez-vous. Ah oui, ce foutu rendez-vous, un instant, le temps de me débarbouiller un peu. J’en profitais pour estimer mon visiteur de mon perchoir, et, soupirant, j’allais à sa rencontre, faisant grincer les marches sous mon poids. Pendant que je descendais, j’époussetais de mon mieux les miettes, avisais une tache de gras que je tentais de masquer en tirant le revers un peu fripé de ma veste grise à carreaux et c’est avec mon meilleur sourire que j’allais accueillir ce type, un peu cramoisi. Il portait une casquette vélo, était rasé un peu à la sauvage avec quelques coupures. Son allure générale donnait l’impression de vouloir se vêtir de son mieux avec des vêtements radoubés, élimés par endroit, mais propres. Même ses souliers usés avaient été cirés. Curieusement, il sentait très fort le savon et sa coupe venait d’être rafraichie, quelques cheveux restaient encore sur ses épaules. Il y avait cette volonté de dignité modeste qui a peut-être adouci mon accueil. À sa main, une grande sacoche d’ouvrier, en cuir très épais, sans âge. Une des boucles de réglage avait cassé. Nous nous sommes salués, sa poignée de main était ferme, je l’invitais à me suivre un peu à l’écart pendant que Magalie furetait et s’occupait de nos rares clients.
J’ai écouté d’une oreille distraite son histoire abracadabrantesque et un peu décousue. Il ne savait pas faire synthétique et se sentait obligé de tout m’expliquer avec force détails, ce qui amenait moult digressions un peu barbantes. Un ami, clochard dont il s’était pris d’amitié et qui écrivait toute la sainte journée, ses carnets qu’il avait soigneusement remis au propre ces derniers mois et qu’il m’apportait pour un premier avis, voilà ce que je réussis, au bout d’une bonne demi-heure, à saisir. Bon, voyons voir tout ça dis-je d’une voix enjouée, alors que j’en avais ma claque et que je voulais expédier tout ça en vitesse, remettre l’ami un peu zélé dehors, me boire un café et piquer une petite sieste là-haut. Il défit la boucle de la sacoche, une petite quinzaine de livrets noirs étaient ainsi entassés, qu’il sortit un par un comme si c'étaient les joyaux de la couronne. Il les déposa en ligne sur la banque d’accueil, dans l’ordre apparemment. La politesse me commandait de lui demander la permission pour commencer à feuilleter ces ouvrages, et une fois l’accord donné, je pris un carnet au hasard et l’ouvris avec soin. Sur des pages jaunes ivoire, seulement sur le feuillet de droite, une fine écriture au stylo à bille noir courait. À la fois nerveuse et appliquée, la graphie, un peu penchée vers la droite, détachait suffisamment ses lettres pour être lisible. C’était étonnant ce soin apporté pour permettre la lecture. J’avais déjà reçu des manuscrits franchement illisibles et dans un plus sale état, mais là, à l’instar de mon coursier, tout avait été fait pour être rigoureux et propre. C’était un effort appréciable immédiatement. Je lus quelques lignes, un paragraphe, et fus happé. Le rythme, la tension parcourait ces pages avec ce qui n’était au fond que la description d’un bien terrible ennui. Mais les impressions fugaces et fulgurantes donnaient au moindre détail des couleurs et des lumières toute personnelles.
Je ne dis rien, ouvris un autre carnet, toujours cette même écriture appliquée, toujours cette même électricité de l’âme qui parcourait ces lignes, comme un fil, tendu à l’extrême, et ça se ressentait immédiatement dans tout le corps, comme pour tenir l’auteur debout et vivant. Cette urgence à dire et à tenir coûte que coûte était palpable. Je refermais le carnet, je ne disais mot, il me fallait intégrer la gifle que je venais de prendre et d'ensuite peser chacune de mes paroles. J’avais besoin de lire posément ce corpus, de le faire lire à des amis pour avoir un avis et préciser ma pensée avant de prendre la moindre décision. Les yeux clos, j’étais en train d’examiner tout ça, le doigt levé, comme pour intimer l’ordre gentiment, quoiqu’avec un peu d’autorité, à mon visiteur de m’attendre le temps que je considère tout ça intellectuellement. Au bout d’un certain temps, je lui demandais si je pouvais, pour avoir le temps de tout lire, de pénétrer plus avant l’œuvre, garder ces carnets. Oui, c’est d’accord, mais c’est vraiment un exemplaire unique, il faudra bien y faire attention, il a passé des mois entiers à tout remettre au propre, je ne suis pas sûr, si cet exemplaire était perdu, qu’il puisse le refaire. Boudiou ! Calmer son inquiétude, nous sommes des professionnels et nous savons prendre soin d’ouvrages rares et chers, pas d’inquiétude à avoir de ce côté-là, rassurez-vous cher ami, c’était sorti comme ça, alors que je n’avais même pas retenu son nom. On peut vous contacter comment, l’ami ? Vous avez une adresse, un numéro de téléphone ? Il bredouilla, non, rien de tout ça, mais je peux repasser, on n’a qu’à se fixer un rendez-vous pour dans un mois ? Je notais son nom, Riton, sur mon agenda, j’avisais mon gaillard et lui demanda s’il avait déjà mangé, non, ça vous dit de se mettre en terrasse pour faire plus ample connaissance ?
J’allais écouter cette fois-ci plus attentivement Riton. J’avais demandé à Magalie de se joindre à nous, j’avais besoin d’une autre paire d’oreilles. Nous allâmes au Troc bistrot, un établissement situé pas très loin de la boutique, je demandais un coin au calme, et nous fûmes installés sous la tonnelle de clématite, un peu à l’écart, à l’ombre. Certaines affaires avaient été réglées ici, à l’écart du bruit de la circulation. J’avais mes petites habitudes et la tenancière, Rosaline, me connaissait bien. Riton choisit un steak bien saignant accompagné de frites et d’une bière. Magalie allait encore brouter sa salade au chèvre, miel et pignons, c’était devenu un sujet de plaisanterie entre nous alors que mon choix allait vers une belle andouillette à la moutarde passée au four. Accompagnée par solidarité d’une laitue bien vinaigrée, bien entendu. Un pichet de côte du Rhône pour rendre le tout bien gouleyant. Pendant l’entrée, j’essayais de parler de tout et de rien, de mettre en confiance mon interlocuteur. Mais lorsque son steak arriva, avec la montagne de frites, on ne l’entendit plus, tout occupé qu’il était à attaquer sa pièce de bœuf à coup de couteau et de fourchette rapide. On le laissa faire, sans rien dire, il ne devait pas manger comme ça très souvent le bougre, alors, tandis que Magalie grignotait sa salade à petits coups de dents délicats, j’avisais avec gourmandise mon andouillette bien onctueuse et nappée de sauce en faisant attention de ne pas me tacher plus. La patronne eut l’idée lumineuse de rapporter des frites, comme elle le faisait pour les enfants, et Riton était aux anges. Il finit toutefois par délaisser son assiette, rassasié, bu une dernière gorgée de bière pour faire descendre tout ça, et il avait l’air heureux, un peu plus rouge encore. Alors seulement, en attendant le dessert et les cafés, nous pûmes entendre l’histoire incroyable de l’amitié scellée entre notre Riton et Albert. Rosaline nous servit un petit digestif, cadeau de la maison nous dit-elle, avec cette complicité habituelle lorsqu’elle pressentait que les affaires étaient d’importance.
Je n'avais que quatre semaines pour tout lire et faire lire. Un vrai plan de bataille se mit en place pour que Magalie et Pierre, un copain, professeur de lettres à la retraite, puissent tout découvrir rapidement. Chacun fit des fiches avec des annotations et des remarques, les fautes à corriger et tout le pataquès. Je relisais les notes de mes camarades au fur et à mesure, fumais comme un pompier et me nourrissais que de sandwichs et de gâteaux, dormais trop peu et buvais une quantité incroyable de café et de soda pour pouvoir être sur la brèche. Mes médecins n’allaient pas apprécier, mais ce n’est pas tous les jours qu’on tombe non plus sur un manuscrit pareil. Plus nous avancions dans l’examen de ces carnets, plus nous étions persuadés de tenir un truc. Dès que Magalie eut fini son travail de relectrice, elle s’attela à la transcription littérale du texte, avec les fautes, les maladresses et cetera. Pierre fit lui, la synthèse des corrections et des améliorations. D’habitude, nous ne travaillions pas ainsi, seulement, j’avais l’intuition qu’il nous fallait les rassurer quant à notre sérieux, leur montrer qu’on considérait ce travail comme méritant d’être mis en forme et, pourquoi pas, en faire un livre. Je commençais à réfléchir à un titre, même s’il fallait attendre que l’auteur nous fasse part de ses idées. J’étais surexcité, j’essayais de n’en rien montrer, d’être égal à moi-même, mais force était de constater que ça faisait bien longtemps que je n’avais pas lu un truc pareil. Aussi, je pressais Magalie et Pierre, supervisais, orientais les choix et répondais aux différentes interrogations. Pas question d’avoir un dossier mal ficelé à présenter à Riton, son ami avait, lui, bien fait l’effort de mettre ses textes au propre pendant des semaines, la moindre des choses était que nous soyons à la hauteur de son travail. Le dossier fut bouclé trois jours avant le rendez-vous, ne restait plus qu’à attendre désormais.
Et nous attendîmes, soulagés, et impatients. Je remerciais mes collaborateurs par un bon repas chez Rosaline, nous en avions tous bien besoin. Nous étions plein des descriptions à la fois très sombres et d’où sourdait pourtant une improbable lumière. Lumière qui donnait l’impression de vaciller dans le courant d’air aigrelet qui traversait ce texte magistral. Je repensais à la tête qu’avait dû faire l’éditeur de Charles Bukowski en recevant un tel poivrot lumineux. Ou celles des membres du groupe de Shane McGowan en le voyant arriver complétement défoncé aux différents concerts. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à Suttree de Cormac McCarthy, à moitié autobiographique et véritable dictionnaire du mot noir et des ténèbres. En parlant de noir, le noir et blanc d’Ansel Adams ou de Robert Frank presque comme des évidences pour une noirceur remarquable autant que misérable. Comme un road trip immobile dont le ponton sur le monde serait ce bout de carton où était posé l’auteur, avec la vindicte et la morgue d’un Johny Cash chantant Sam Hall. Et la délicatesse tout en abîme, désespérée De la Jeune fille aux allumettes. Le vent doux, le soleil printanier à la douce chaleur nous permettaient peut-être encore plus précisément de comprendre, par un saisissant contraste, la désolation qui avait amené à écrire ce texte finalement, si plein d’humanité. Nous avions donc fini la lecture et la correction de ce texte, nous tardait de voir et de discuter avec Albert pour mieux saisir le personnage qui avait présidé à l’écriture de ce texte magnifique. L’après-midi se passa comme engluée dans une calme routine que nous retrouvions, dehors les nuages s’amoncelaient, noirs et menaçant, une tempête s’annonçait pour le lendemain. En fin de soirée, le vent prit en force, secouant les arbres et faisant voler les déchets dans les rues. En fermant la boutique, je pris soin de bien baisser et de verrouiller correctement les stores de bois et je rentrais à la maison fouetté par des rafales.
Le lendemain matin, le vent était encore plus furieux, des branches cassaient et éclataient les vitres des voitures. L’orage éclata peu avant midi, déversant des radées d’eau par paquet. Les gens s’abritaient où il le pouvait, certains trouvant refuge dans ma boutique, trempés, absolument rincés en quelques minutes seulement. Magalie et moi rassurions ce petit monde, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’avec un déluge pareil, il était fort peu probable qu’Albert et Riton puissent honorer le rendez-vous du jour, ce qui était fort compréhensible vu la météo dantesque. Pierre m’avait appelé m’indiquant qu’il préférait des conditions moins apocalyptiques pour notre petite réunion de présentation. Dehors, les sirènes des pompiers retentissaient, rajoutant à l’atmosphère de fin du monde. Magalie avait allumé la boutique, et les ampoules aux délicats tons ambre essayaient de combattre l’obscurité qui régnait en pleine journée. Les coups de tonnerre et les éclairs couvrirent le tintement de la petite clochette de la porte d’entrée, et nous vîmes arriver un étrange équipage trempé jusqu’aux os, chiens compris. Magalie eut le plus grand mal à expliquer que les chiens n’étaient pas admis dans l’établissement, un grand gaillard tout en barbe genre viking commença à hausser le ton. Je descendis précipitamment pour calmer le jeu, pendant qu’une gamine, cheveux verts mouillés, tempérait de son côté le fort en gueule. Pendant ce temps de confusion, les gens s’étaient regroupés dans un coin et, bien que déplorant ce remue-ménage, s’empressèrent de ne rien dire. Tant mieux. Il fallut du temps pour comprendre les événements. À croire que tout le monde voulait parler en même temps, dans une cacophonie et un désordre un peu dingue. C'étaient des amis à Riton et à Albert, ils étaient venus tous ensemble, l’idée était qu’ils les attendent, pas loin, pendant notre rendez-vous, pour soutenir le Baron, être solidaire, quoi, mais sans faire chier personne. Sauf qu’au coin de la rue, Albert s’est bouffé une voiture, je comprenais mieux les sirènes des pompiers, et il a été transporté à l’hosto, Riton l’accompagne et nous ben, on est venu vous affranchir de tout ça, quoi.
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