L’Envoûtement
Le temps s’écoulait lentement à Port-Alérion, les jours se succédant avec une régularité apaisante, mais pour Claire, chaque rencontre avec Kyria faisait naître en elle une agitation intérieure qu’elle ne parvenait plus à ignorer. Depuis la découverte du médaillon, ses pensées étaient constamment tournées vers la jeune femme. Le simple fait de la voir franchir le seuil de leur appartement suffisait à faire battre son cœur un peu plus vite, à éveiller en elle un mélange de curiosité, de fascination, et quelque chose de plus profond, de plus intime, qu’elle n’osait encore nommer.
Pourtant, malgré cette obsession naissante, Claire n’osait pas encore aborder le sujet du médaillon avec Kyria. Chaque fois qu’elle envisageait de le faire, une étrange timidité la retenait, comme si elle craignait de briser un charme fragile en confrontant la jeune femme avec ce qu’elle avait découvert. Ainsi, elle se contentait d’observer, de poser des questions anodines, espérant que Kyria se dévoile d’elle-même.
Les jours se transformèrent en semaines, et la présence de Kyria devint pour Claire une source de réconfort autant que de trouble. Elle passait de plus en plus de temps à la maison, prétextant des congés ou des rendez-vous décalés, juste pour être là lorsque Kyria venait travailler. Ce qu’elle percevait chez elle dépassait de loin la simple compétence d’une femme de ménage. Kyria avait cette manière unique de transformer l’appartement en un espace de sérénité, d’y insuffler une énergie presque palpable, comme si chaque pièce respirait au rythme de ses mouvements.
Sylvio, quant à lui, se plongeait de plus en plus dans son travail, ignorant presque les changements subtils dans la dynamique de son foyer. Toutefois, il ne manqua pas de remarquer que sa femme semblait différente, plus distraite, plus distante parfois. Il mit cela sur le compte de l’adaptation à leur nouvelle vie et décida de ne pas s’en inquiéter, préférant se concentrer sur ses responsabilités professionnelles. Cependant, un doute grandissait en lui, un pressentiment que quelque chose échappait à son contrôle.
C’est par une chaude après-midi de juin que Claire trouva enfin le courage de parler du médaillon. Kyria venait de terminer sa routine de nettoyage et s’apprêtait à partir. Elle était sur le point de franchir la porte lorsque Claire l’interpella.
« Kyria… Attends. »
La jeune femme se retourna, ses yeux clairs fixés sur ceux de Claire, comme si elle avait anticipé cet instant. Il y avait dans son regard une patience infinie, une sorte de calme qui apaisa immédiatement les angoisses de Claire.
« Il y a quelque chose que je veux te montrer », dit Claire en se dirigeant vers la chambre.
Kyria la suivit sans un mot. Claire se sentait étrangement nerveuse, ses mains tremblaient légèrement lorsqu’elle ouvrit la commode et sortit le médaillon. Elle le tendit à Kyria, qui l’observa avec une expression indéchiffrable.
« Je l’ai trouvé ici… il y a quelques semaines. Je… je pensais que peut-être tu en saurais plus à son sujet », balbutia Claire.
Kyria prit le médaillon entre ses doigts avec une délicatesse presque révérencieuse. Elle l’ouvrit lentement, dévoilant la photographie en noir et blanc à l’intérieur. Un sourire mystérieux éclaira son visage, et elle resta silencieuse un moment, comme absorbée par les souvenirs que cet objet éveillait en elle.
« Cette femme sur la photo… c’est mon arrière-grand-mère », finit-elle par dire. Sa voix était douce, chargée d’une émotion que Claire ne comprenait pas encore pleinement.
Claire resta figée, absorbant l’information. « Ton arrière-grand-mère… ? Elle vivait ici ? »
Kyria hocha lentement la tête. « Oui. Elle a passé toute sa vie dans cette maison. Elle était une femme… spéciale. Elle connaissait les secrets de ce lieu, de cette ville. C’est étrange de penser que ce médaillon est resté ici, comme un vestige du passé, attendant d’être découvert. »
Il y avait quelque chose d’intangible dans les paroles de Kyria, une profondeur qui touchait Claire au plus profond d’elle-même. L’idée que cet objet portait en lui un fragment de l’histoire de cette maison, de cette famille, la captivait. Elle se surprit à imaginer la vie de cette femme, son quotidien, ses secrets, et se demanda si une partie de ce mystère n’avait pas été transmis à Kyria.
À partir de ce jour, la relation entre Claire et Kyria prit un tournant inattendu. Leur lien devint plus intime, plus personnel. Elles commencèrent à passer du temps ensemble en dehors des tâches habituelles. Kyria, qui avait toujours été discrète, commença à se confier à Claire, lui racontant des histoires sur sa famille, sur sa grand-mère qui lui avait appris tant de choses sur la vie, sur les plantes, sur les traditions anciennes de Port-Alérion.
Ces conversations eurent sur Claire l’effet d’un envoûtement. Elle attendait avec impatience les moments où elles se retrouvaient seules, où elle pouvait plonger dans les récits de Kyria, s’imprégnant de son univers. Progressivement, ce qui avait commencé comme une simple curiosité se transforma en un attachement profond. Claire réalisait avec surprise que Kyria était devenue bien plus qu’une simple employée pour elle. Elle se sentait attirée par elle d’une manière qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant, une attraction qui allait au-delà de l’amitié, au-delà de l’admiration.
Cette révélation la troubla au plus haut point. Jamais auparavant elle n’avait envisagé l’idée d’une relation amoureuse avec une autre femme. Et pourtant, il était impossible de nier ce qu’elle ressentait pour Kyria. C’était comme si un fil invisible les reliait, un lien qui devenait chaque jour plus fort, plus irrésistible.
Un soir, alors que Sylvio était retenu tard au travail, Claire et Kyria se retrouvèrent sur la terrasse, regardant ensemble le soleil se coucher sur le port. L’air était chargé du parfum salin de la mer, et une légère brise faisait danser les cheveux de Kyria. Elles parlaient peu, laissant le silence combler les espaces entre elles, un silence confortable, empli d’une tension douce et inavouée.
Claire sentit alors une impulsion irrésistible. Elle se tourna vers Kyria, son cœur battant à tout rompre. La jeune femme la regardait déjà, ses yeux brillants d’une lueur que Claire n’avait jamais vue auparavant, une invitation silencieuse. Sans réfléchir, elle se pencha doucement et déposa un baiser léger sur ses lèvres.
Le temps sembla s’arrêter un instant. Le monde extérieur, le port, les vagues, tout cela s’évanouit, ne laissant que la chaleur douce de ce moment partagé. Kyria ne recula pas, ne résista pas. Elle répondit à ce baiser avec une tendresse infinie, comme si elle avait attendu cet instant autant que Claire.
Quand elles se séparèrent enfin, les yeux de Kyria rencontrèrent ceux de Claire, et il n’y avait plus besoin de mots. Ce qui se passait entre elles était au-delà du langage, une connexion profonde, spirituelle presque, qui les dépassait.
Mais si Claire se laissait emporter par cet amour naissant, Sylvio, de son côté, commençait à se rendre compte que quelque chose d’inexplicable se passait dans sa maison. Il remarquait que Claire changeait, que ses priorités semblaient avoir glissé vers autre chose, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre. La complicité nouvelle entre Claire et Kyria ne lui échappa pas, et bien que sa femme cherchait à maintenir une façade normale, il sentait une distance grandissante entre eux.
Un soir, alors qu’ils dînaient ensemble, Sylvio ne put retenir sa frustration plus longtemps. « Claire, je trouve que tu passes beaucoup de temps avec Kyria. Je sais qu’elle fait du bon travail, mais… je ne peux m’empêcher de me demander si tout cela ne va pas un peu trop loin. »
Claire sentit son estomac se nouer. Elle avait redouté cette confrontation, mais elle savait qu’elle ne pouvait plus éviter la situation. « Sylvio, je comprends que tu te poses des questions, mais Kyria est quelqu’un de spécial. Elle m’aide à découvrir tellement de choses sur moi-même, sur cette ville. C’est important pour moi. »
Sylvio la fixa, cherchant à lire entre les lignes, à comprendre ce qui échappait à ses mots. « Important comment ? Claire, j’ai l’impression que tu t’éloignes de nous, de ce que nous sommes. »
Le silence tomba sur eux, lourd, oppressant. Claire sentit une vague de culpabilité la submerger, mais en même temps, elle ne pouvait renier ce qu’elle ressentait pour Kyria. Elle ne le comprenait pas entièrement elle-même, mais c’était là, fort, indéniable.
« Sylvio… Je crois que j’ai besoin de temps pour comprendre ce qui m’arrive », finit-elle par dire, incapable de lui mentir davantage.
Ces paroles, bien qu’honnêtes, laissèrent Sylvio désemparé.
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