L’Ombre du Soupçon
L’hiver s’était installé sur Port-Alérion, recouvrant la ville d’une brume froide et opaque qui semblait effacer les couleurs vives de l’été passé. Les jours raccourcissaient, et la lumière dorée qui baignait autrefois les ruelles pavées avait cédé la place à une grisaille persistante. Les bateaux de pêche, rangés pour la saison, oscillaient doucement sur l’eau calme du port. La vie continuait, mais un malaise palpable imprégnait l’air, une tension invisible qui affectait ses habitants.
Claire avait espéré que ce nouvel hiver à Port-Alérion, leur premier dans cette ville, serait une période de tranquillité. Mais rien ne s’était passé comme prévu. La mort tragique de Sylvio avait brisé cette fragile illusion.
Le 18 décembre, le corps de Sylvio avait été retrouvé dans leur appartement, étendu sur le lit conjugal, les yeux fermés comme s’il dormait paisiblement. Les boîtes de médicaments vides sur la table de chevet n’avaient laissé que peu de doute sur la cause de sa mort : une overdose intentionnelle, un suicide. Pourtant, dès le début, quelque chose dans cette scène avait semblé déconcertant, trop ordonné, trop parfait pour être naturel.
Claire avait été la première à découvrir son mari ce matin-là. Elle se souvenait de chaque détail avec une clarté effrayante : la pièce baignée dans la lumière terne de l’aube, le silence oppressant, et puis cette sensation de vide, de froid, lorsqu’elle avait réalisé que Sylvio ne respirait plus. Ses mains avaient tremblé lorsqu’elle avait tenté de le secouer, d’éveiller en lui un souffle de vie, mais son corps était déjà trop loin, déjà absent.
L’arrivée des secours n’avait été qu’une formalité. Les ambulanciers, le médecin, tous avaient confirmé ce que Claire savait déjà : Sylvio était mort, et il n’y avait rien qu’elle puisse faire. Les questions posées par les autorités avaient été routinières, presque banales. Elle leur avait dit tout ce qu’elle savait, ce qu’elle avait vu, sans omettre le moindre détail. Mais quelque chose en elle restait incertain, un doute qui s’insinuait doucement dans son esprit.
Kyria, qui était arrivée peu après les secours, avait immédiatement pris Claire dans ses bras, offrant un réconfort silencieux. La jeune femme avait été présente, mais discrète, veillant sur Claire tout en restant en retrait, consciente du regard que les autres pouvaient porter sur elle. Malgré l’affection profonde qui les liait, Claire sentait que quelque chose avait changé, une tension sous-jacente qui n’existait pas avant la mort de Sylvio.
Quelques jours après le drame, alors que les préparatifs pour l’enterrement étaient en cours, Claire reçut la visite d’un homme qui allait bouleverser le fragile équilibre qu’elle tentait de maintenir. L’inspecteur Stéphane Berkovici était un homme dans la cinquantaine, au visage marqué par des années d’enquêtes difficiles. Ses yeux gris perçants semblaient voir au-delà des apparences, scrutant chaque détail avec une précision quasi clinique. Il portait un trench-coat usé qui semblait faire partie de lui, et une odeur de tabac froid l’accompagnait partout où il allait.
Berkovici se présenta avec une formalité professionnelle, mais son ton laissait déjà entrevoir le poids de ce qui allait suivre. Claire l’accueillit dans le salon, encore imprégné de l’absence de Sylvio. Les meubles, les objets, tout lui rappelait son mari, et elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une douleur sourde à chaque fois que son regard croisait l’un de leurs souvenirs communs.
« Madame Favino, je suis navré de devoir revenir sur ces événements tragiques, mais il y a des aspects de la mort de votre mari que nous devons éclaircir. » La voix de Berkovici était grave, sans concession.
Claire hocha la tête, résignée. « Je comprends. Posez vos questions, inspecteur. »
Berkovici prit place sur le canapé face à elle, son regard fixant le sien avec une intensité troublante. « Nous avons analysé les circonstances du décès de votre mari. Officiellement, il s’agit d’un suicide par overdose de médicaments. Mais certains détails ne collent pas tout à fait. »
Claire fronça les sourcils, sentant une vague de nervosité monter en elle. « Quels détails ? »
« Le rapport toxicologique montre une dose de somnifères très élevée, trop élevée pour quelqu’un qui voudrait simplement en finir rapidement. Votre mari était-il sous traitement pour des troubles du sommeil ou autre chose qui pourrait expliquer cela ? »
« Il avait des problèmes de sommeil, oui… Il travaillait beaucoup, le stress… Mais je ne savais pas qu’il prenait autant de somnifères. » Claire se sentit soudain coupable de ne pas avoir prêté plus d’attention à l’état de Sylvio ces derniers mois.
« Et ces médicaments, vous les avez vus ici ? A-t-il reçu une prescription récente ? » L’inspecteur semblait vouloir creuser chaque détail.
« Je… je n’en sais rien. Il a toujours été très secret sur ces choses-là. Sylvio ne voulait pas m’inquiéter, il était du genre à tout garder pour lui. »
Berkovici acquiesça lentement. « Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre. Mais il y a autre chose, Madame Favino. Les traces retrouvées sur les boîtes de médicaments montrent des empreintes appartenant à une autre personne que votre mari. »
Claire sentit son cœur s’accélérer. « Qu’est-ce que vous insinuez, inspecteur ? »
« Je ne fais qu’exposer les faits pour l’instant. Je dois vous demander : qui d’autre aurait pu avoir accès à ces médicaments dans votre maison ? »
Le visage de Kyria traversa l’esprit de Claire, mais elle refusa de l’envisager. « Seulement moi… et peut-être Kyria, notre employée de maison. Mais je ne vois pas pourquoi elle toucherait à ces médicaments. »
Berkovici prit une note sur son carnet avant de poursuivre. « Pouvez-vous me parler de votre relation avec Kyria ? Depuis combien de temps travaille-t-elle pour vous ? »
Claire sentit la question comme une attaque personnelle, mais elle tenta de garder son calme. « Kyria travaille pour nous depuis plusieurs mois. Elle est devenue une amie, presque une confidente pour moi. »
« Une confidente ? » répéta Berkovici, sa voix mesurée, presque indifférente.
Claire hésita, sachant que la moindre nuance dans ses paroles pouvait être interprétée différemment. « Oui. Elle m’a soutenue pendant des moments difficiles. Nous sommes devenues proches. »
Berkovici nota à nouveau quelque chose, puis laissa un silence pesant s’installer avant de reprendre. « Madame Favino, je dois vous demander ceci sans détours : y a-t-il eu des tensions entre vous, votre mari, et Kyria ? Des disputes, des malentendus… ou autre chose ? »
Claire baissa les yeux, les doigts noués sur ses genoux. Elle savait que la vérité ne pouvait pas être esquivée, mais l’admettre à cet homme, c’était risquer de tout perdre. « Sylvio et moi… nous avions des problèmes dans notre couple. Il travaillait trop, et je me sentais seule. Kyria a été une présence apaisante pour moi, mais… Sylvio ne voyait pas cela d’un bon œil. Il trouvait que je passais trop de temps avec elle. »
Berkovici hocha la tête, sans exprimer ni surprise ni jugement. « Je comprends. Et pensez-vous que cette tension aurait pu pousser votre mari à des actes… désespérés ? »
Claire sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle les retint. « Je ne sais pas. Sylvio était fatigué, épuisé même. Peut-être qu’il en a eu assez de tout cela… Mais je refuse de croire que Kyria ait pu avoir quoi que ce soit à voir avec sa mort. »
« Je ne fais que suivre la piste des indices, Madame Favino. Nous devons explorer toutes les possibilités. »
Berkovici se leva, signalant que l’interrogatoire touchait à sa fin. « Merci pour votre coopération. Je vais devoir parler à Kyria également. Si vous avez d’autres éléments qui pourraient nous aider à comprendre ce qui s’est passé, n’hésitez pas à me contacter. »
Lorsque Berkovici quitta l’appartement, Claire sentit un poids immense peser sur ses épaules. Les questions qu’il avait posées, les insinuations qu’il avait laissées en suspens, tout cela laissait présager que les choses allaient empirer. Elle savait que son amour pour Kyria allait être mis à l’épreuve, que leur relation, déjà fragile, risquait de ne pas survivre à l’enquête.
Les jours suivants furent un véritable calvaire pour Claire. La présence de Berkovici dans sa vie, la façon dont il la scrutait chaque fois qu’ils se croisaient, créait en elle une paranoïa croissante. Kyria restait à ses côtés, tentant de l’apaiser, mais Claire voyait bien que la jeune femme aussi était affectée. Leur relation, autrefois source de réconfort et de passion, était maintenant ternie par le soupçon et la peur
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