Chapitre 1 : Qu'est-ce que tu fiches ici ?
« Le mauvais train peut amener à la bonne gare. »
The Lunchbox, réalisation de Ritesh Batra (2013)
Juillet
— Le train n° 6750 partira à 7h52 voie 1. Il desservira les gares de...
Cécile ne saurait sans doute jamais toutes les gares desservies, son attention s’étant détournée de la voix féminine et familière qui jaillissait des haut-parleurs, pour se reporter sur le quai : ils n’étaient qu’une trentaine à attendre l’arrivée du train à une heure aussi matinale, en ce samedi de juillet. Pour se distraire, elle prit le temps d’examiner discrètement ses plus proches voisins avec la même concentration minutieuse qu’elle adoptait pour observer un sujet avant de le dessiner.
À sa droite, un couple quinquagénaire peinait sous le poids de deux énormes sacs à dos, traînant avec eux pas moins de trois valises, comme s’ils s’apprêtaient à partir en expédition pour une lointaine contrée inexplorée.
À sa gauche, le type même de l’ado dégingandé arborait un casque sur les oreilles, l’une des armes favorites de tout adolescent pour se protéger de la violence et de l’étrangeté du monde extérieur auquel il est généralement hostile. Elle regrettait à présent son choix d’avoir placé son carnet de croquis et ses fusains dans sa valise, car le groupe qu’ils formaient aurait vraiment mérité d'être esquissé tellement il faisait cliché.
Cécile replaça machinalement sa mèche derrière l’oreille. Plantée sur le quai, elle n'attendait pas le train avec un enthousiasme débordant, mais avec la chaleur qui lui tapait sur la tête et bientôt sur ses nerfs, elle se voyait déjà confortablement installée dans la voiture climatisée. En effet, la journée avait à peine débuté mais déjà le soleil brillait de tous ses feux dans le ciel bleu sans nuages. La chaleur étouffante promettait peu de répit aux amateurs d’ombres et de fraîcheur et la laissait moite de sueur.
Elle sentait qu’elle commençait à s’énerver et s’obligea à respirer calmement : ce n’était pas le moment de provoquer un cataclysme. Elle maudit intérieurement ses parents, responsables de sa présence ici, en plein cagnard, à attendre un train qui n’arrivait pas. Ses parents qui s’étaient mis en tête de l’inscrire, sans lui demander son avis, dans une sorte de colo spécialisée dans les arts. Sans rire.
— Nous ne sommes pas en vacances, contrairement à toi et tu t’ennuierais, seule à la maison.
Elle avait alors rétorqué qu’elle ne risquait pas de s’ennuyer, elle et ses amies ayant planifié tout un programme pour s’occuper (entre autres piscine, cinéma et bowling), rien n’y fit :
— Cela te fera du bien et tes amies peuvent très bien se passer de toi pour une semaine. Et puis, les vacances c’est fait pour s’aérer et pour voir du pays, rencontrer de nouveaux amis.
Pour ce qui est de s’aérer, c’est sûr qu’il n’y a pas mieux que de l’envoyer à l’autre bout de la France ! Et c’était son problème à elle si elle avait envie de rester dans sa bulle, avec pour d’autre compagnie que ses vraies amies – celles sur qui on peut vraiment s’appuyer en cas de besoin et qui se comptent sur les doigts de la main –, le dessin et ses chats !
Il y avait des jours où elle détestait ses parents et leurs projets toujours dressés à l’improviste qui ne lui convenaient jamais.
Un klaxon tonitruant annonça l’arrivée du TGV qui freina progressivement pour s’arrêter dans un crissement strident. Au moment de monter dans la voiture, Cécile songea que ses vacances promettaient d’être rudes…
* * * * * *
Novembre
Nat posa son stylo et considéra sa feuille d’un œil critique : évidemment, le tout manquait de style, mais au moins l’essentiel était dit. Elle posa son devoir sur la mondialisation et se prépara mentalement à attaquer le français. Elle en était à ce stade quand une voix retentit au-dessus d’elle :
— La place est libre ?
Elle n’eut même pas le temps de lever la tête, qu’il s’était déjà assis à ses côtés.
— Alors, comment ça va depuis le temps ?
Elle se raidit.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Moi aussi je suis content de te voir, petite cousine.
Il appuya comme à son habitude sur cette appellation avec son sourire de gosse effronté, savourant une plaisanterie particulièrement jouissive dont elle ne serait jamais invitée à en connaître la teneur exacte.
Mais une chose était certaine, il semblait prendre un malin plaisir avec ce mot maudit à la renvoyer à leur première rencontre. Et elle le détestait également pour cela, pour lui rappeler sans cesse une de ses premières bévues qui parsemaient sa pitoyable existence.
— Je ne suis pas ta cousine ! Qu’est-ce que tu veux ? répéta-t-elle d’un ton moins agressif qu’elle ne l’aurait souhaité.
— Moi, rien, je passais juste te rendre une petite visite.
La jeune fille n’en crut pas un mot, il n’était pas venu pour la voir, elle. Il y avait autre chose, elle en était certaine mais il ne dirait rien là-dessus. De toute façon, elle n’en avait rien à faire. Elle sentit la colère la gagner.
— Disparais, siffla-t-elle entre ses dents serrées. Je vous avais dit que je ne voulais plus entendre parler de vous.
— Eh ben, t’as la rancune tenace, remarqua-t-il. Et moi qui ai fait un détour, rien que pour toi.
Nat ne répondit pas, et réssaya en vain de se concentrer sur la tirade de Cyrano.
— Je vois. C’était un plaisir de bavarder avec toi. Je ne regrette pas le détour. À un de ces quatre, cousine.
Elle ne prit même pas la peine de relever la tête, elle savait qu’il était déjà parti. Il lui restait un bon quart d’heure avant la sonnerie mais sa colère était trop vive pour commencer quoi que ce soit.
« Ils gâchent toujours tout », pensa-t-elle avec fureur. Natacha ramassa ses affaires et quitta le CDI en trombe.
* * * * * *
Annotations
Versions