Chapitre 1. (2/4)
Il leva la tête juste à temps pour voir passer à vive allure la silhouette de la fille à qui appartenait ces pas précipités. Assis confortablement au fond d’un fauteuil dans un coin du CDI, Arthur se demanda ce qui avait bien pu l’énerver à ce point.
Le peu qu’il en avait distingué lui avait révélé qu’il s’agissait de la même fille qu’il croisait tous les mardis à l’interclasse de 11 heures, dans les couloirs du bâtiment A, puisqu’elle sortait, elle et sa classe, de la salle que la 2nde3 occupait pendant l’heure suivante.
Il s’aperçut que le départ de cette fille alimentait à présent la conversation de Paul et des trois autres affalés sur les sièges, chacun se perdant en suppositions et en conjectures de plus en plus délirantes sur le motif et l’objet de sa colère :
— Si ça se trouve, affirmait Paul d’un ton qui se voulait docte et sérieux à la manière d’un psychologue, son copain vient juste de la larguer.
— Ouais, pour sa meilleure amie en plus, renchérit Éric, se prêtant au jeu.
— Mais non, cette fille est une espionne infiltrée et elle part liquider son copain qui vient de bousiller sa couverture en la laissant tomber, déclara sérieusement Astrid qui crut bon de terminer sur une légère touche de fantaisie.
Il n’en fallut pas plus pour faire retomber l’excitation générale. Tous les regards se fixèrent sur elle tandis qu’un long silence atterré vint saluer sa prestation.
— Ben quoi ?
— On se demandait si t’étais capable d’ouvrir la bouche pour dire quelque chose d’intelligent, lâcha Paul, mais là, je crois que c’est sans espoir.
Arthur esquissa un sourire, qui s’effaça presque aussitôt. Ce qu’avait dit Astrid était en effet stupide, mais il était particulièrement mal placé pour se joindre aux moqueries des autres. En effet, certaines des situations dans lesquelles il s’était retrouvé avaient été bien plus rocambolesques.
— Bon, on se casse ? proposa Éric en croisant la moue réprobatrice et indignée de la documentaliste du CDI qui se faisait sûrement la réflexion que la jeunesse d’aujourd’hui n’avait aucune éducation ni le moindre respect pour autrui.
— Tu fais quelque chose de particulier le 15 décembre ? interrogea Camille. J’organise une soirée chez moi pour les vacances, y aura pas mes parents. Tu pourras venir ?
— Je ne sais pas, je vais voir, répondit Arthur, laconique.
Elle n’insista pas. Arthur appartenait au type introverti et renfermé qui n’appréciait pas ce genre de fête. Elle aurait sans doute trouvé juste de l’ajouter à la liste de ses invités, tout en espérant qu’il ne vienne pas, fidèle à lui-même. Bien qu’il se joigne parfois au groupe, personne ici ne pouvait se vanter de connaître intimement Arthur qui apparaissait aux yeux de tous comme un garçon étrange, voire bizarre.
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La corne de brume d’un paquebot résonna dans toute la maison. Claire dévala les escaliers, se précipita dans la salle de séjour, et s’empara du téléphone alors que retentissait le troisième signal.
— Claire Bral à l’appareil. Ah, bonjour Maman. Oui, tout va bien, comme d’hab. Non, pas ce matin, je te l’avais dit… Bastien rentrera tard, il a un match de hand... À tout à l’heure… Oui, bisous.
Elle raccrocha et repartit vers la salle de bains où elle cherchait un autre cachet d’aspirine. Depuis hier, elle avait une violente migraine qui enserrait sa tête dans un étau, et la douche qu’elle venait de prendre n’avait rien arrangé. Elle se demanda s’il ne fallait pas mieux consulter un médecin si la douleur perdurait. Elle n’était pas douillette mais là, franchement, cela devenait intenable. Elle n’aspirait qu’à une chose, se réfugier sous sa couette en attendant que ça passe. Mais il ne fallait pas qu’elle rate le cours de l’après-midi, ils allaient rendre le brevet blanc de mathématiques et il n’était pas question que cette peste d’Élise prenne sa copie à sa place, ou elle serait quitte pour des moqueries durant des semaines.
Claire était une bille en maths. Mais ce qu’elle appréciait par-dessus tout, c’était la lecture. Depuis qu’elle avait appris à lire, elle s’était plongée dans les livres avec une passion dévorante, curieuse de savoir quels secrets renfermaient ces simples pages d’encres reliées entre elles. Et elle n’avait pas été déçue. Elle lisait tout et n’importe quoi, des grands classiques littéraires à la fantasy, en passant par les magazines, du moment que le sujet l’intéresse et parvienne à capter son attention suffisamment longtemps pour la faire rêver et la faire vivre par procuration. Et elle n’était pas réellement difficile sur ce point.
Le seul problème, c’était les livres imposés au collège, elle qui détestait par-dessus tout qu’on lui force la main. La lecture dans le milieu scolaire devenait alors une assommante corvée, et l’étude presque scientifique et froide des moindres fragments du texte disséqué dans les sujets de réflexion lui gâchait tout le plaisir qu’elle aurait pu avoir si elle avait découvert par elle-même le livre en question. Elle n’y revenait qu’une fois l’année scolaire terminée, ou même, elle n’hésitait pas parfois à laisser passer deux ou trois ans, le temps que s’estompe le souvenir désagréable que lui avait procurées ces séances de torture. Du coup, les mauvaises notes en Français, prouvant son manque d’intérêt, s’accumulaient et ne faisaient que s’ajouter à celles déjà acquises dans les milieux scientifiques, au grand dam de ses parents et de ses professeurs.
« Claire a les capacités de réussir et pourrait se positionner parmi les premiers si elle en prenait la peine » répétait inlassablement ses bulletins en une multitude de variantes. Mais elle, elle n’en avait cure. Elle n’avait pas envie de réussir, de se classer parmi les premiers. À quoi donc cela aurait servi de toute manière ? À devenir comme son frère Bastien, qui travaillait plus pour parvenir à arracher un sourire à leur mère que par réelle conviction ?
Qu'il ne sache où aller ni vers quel métier s’orienter n'était plus vraiment un secret. Bon en tout – ou du moins il s’efforçait de l’être depuis quelques années –, il suivait le traintrain quotidien sans chercher à se poser réellement la question qu’il serait temps de se poser en Terminale : et après ? Heureusement pour lui si ses résultats lui ouvraient de nombreuses voies comme aimait tant le clamer leur mère. Mais pour sa part, elle n’avait aucune envie de se retrouver au sommet de l’échelle, complètement coincée, en se rendant compte que tous ses efforts n’avaient servi à rien. Si Bastien voulait s’enferrer dans ses illusions par le biais du travail, à l’instar de leur mère, elle ne pouvait pas vraiment l’en blâmer.
Elle se contempla une dernière fois dans un rire sans joie. Elle pouvait s’estimer heureuse d’avoir un frère aussi doué que lui : si elle avait été à sa hauteur, quel autre que Bastien aurait pu lui être donné en modèle ?
Le rire se mua en un rictus douloureux qui n’avait aucun rapport avec sa migraine. Elle pouvait seriner la même chanson sans cesse, elle était bien obligée d’admettre, tous les matins confrontée au miroir, qu’elle aussi se racontait des histoires. Sa construction mentale s’effondrait chaque jour sous l’assaut de son propre reflet, lui assenant des vérités qui la blessaient dans son âme. Avoue que tu ne vaux pas mieux que Bastien et Maman en fin de compte. Ne joue pas avec moi, je connais les véritables raisons de ton manque de travail. Elle avait peur de ces remarques assassines portées par son double contre lequel elle ne pouvait se défendre, trop faible ou plutôt trop honnête pour oser nier la réalité en face : bien que ce sujet soit tabou à la maison, chacun peinait à sa façon pour masquer le fait qu’ils leur manquaient terriblement.
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