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Natacha se figea. Elle les avait vus, ils étaient là. Elle s’y attendait pourtant. Mais elle avait un moment espéré, jusqu’à se convaincre qu’ils ne viendraient pas. Peine perdue, évidemment. Elle leur en voulait d’avoir débarqués dans sa vie sans crier gare et chamboulés en un instant tout ce qu’elle croyait stable et immuable. Même si tout cela était en réalité sa faute, la faute à cette foutue curiosité maladive. Mais il était tellement plus facile d’accuser les autres.
Avec réticence, mais sachant qu’elle ne pouvait y échapper, la jeune fille se dirigea vers le petit groupe situé à l’écart, mais facilement repérable, à ses yeux du moins. À présent, elle pouvait les reconnaître au premier coup d’œil. Il y avait son cousin Antoine, mais Christian était lui aussi présent. Elle remarqua également la présence de trois autres adolescents qui, à ne pas en douter, s’apparentaient à leurs deux compagnons. Ce qui augmenta sa méfiance. Se rapprochant, elle fut frappée tout d’abord par une des filles, aux fins cheveux blond neige. Tandis que les deux autres nouveaux venus affichaient une certaine nervosité, elle observait les lieux avec calme et adressa même un sourire encourageant à Natacha. Quelle ironie, ce sourire qu’elle voyait semblable à celui de l’araignée afin d’attirer sa naïve proie dans la jolie toile soigneusement tissée pour elle !
Elle se retrouva face à ceux qui la fascinaient et l’effrayaient tant. Elle puisa assez de force en elle pour pouvoir les affronter sans trembler.
— Qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? cria-t-elle presque.
— J’adore ta façon de dire bonjour ! s’esclaffa Antoine, toujours aussi jovial. Je vous avais dit qu’elle valait la visite, pas vrai les gars ? ajouta-t-il en se retournant vers ses voisins, en quête d’approbation.
Christian se renfrogna, l’autre garçon à ses côtés le dévisagea comme s’il avait perdu la raison. La fille aux longs cheveux bruns se contenta de hausser les épaules sans quitter la grille des yeux, exprimant ainsi, sinon son désintérêt pour la conversation, une volonté manifeste qu’elle se termine. Seule la blonde esquissa un sourire et tendit la main à Natacha.
— Salut, Natacha ! Je suis Fanny. Antoine m’a beaucoup parlé de toi et j’avais hâte de te connaître ! Comment vas-tu ?
La jeune fille hésita : elle n’avait pas du tout prévu ce genre d’approche. Fallait-il répondre à ce salut cérémonieux ?
Cette tergiversation n’échappa à Fanny qui éclata d’un joli rire cristallin.
— Je ne vais pas te manger, tu sais !
— Je n’ai pas peur de vous ! répliqua Natacha avec colère. Je veux savoir pourquoi vous me harcelez !
— Bon, vous l’avez entendue ? explosa l’inconnu. On ne va pas y passer la nuit !
— Calme-toi Peter, tu es beaucoup trop nerveux, répondit tranquillement Fanny sans se démonter.
— Nerveux ! Ça c’est la meilleure ! Mais je te rappelle qu’il y a des raisons d’être nerveux !
— Ils n’oseront pas rompre le contrat ici. Il n'y a pas de danger, répondit Christian, sortant de son silence comme sous la contrainte.
Natacha frémit, moins par l’intervention de Christian, que par la mention de ce qui les menaçait. Elle aurait dû s’en douter. Voilà donc la raison de leur arrivée en force, de leur nervosité croissante. Ils n’étaient pas loin, toujours tapis dans l’ombre.
— Ils sont ici ? murmura-t-elle. La fille brune abandonna un instant sa garde pour la toiser d’un air mauvais avant de s’adresser à Antoine.
— Elle en sait beaucoup trop, celle-là, siffla-t-elle, méprisante. T’aurais pas pu en choisir un autre ? Comment peut-on être sûrs qu’elle ne va pas tout leur répéter à la première occasion ?
— Et si tu la fermais ? rétorqua durement Christian.
Natacha n’en revenait pas : il la défendait ! C’était quoi ce bin’s ? Elle ne comprenait rien à ce qui se passait.
— Répéter à qui ? interrogea-t-elle, complètement perdue.
— C’est justement parce qu’elle en sait beaucoup qu’elle peut nous aider, intervint Fanny.
Ah, on commençait enfin à aborder le sujet. De questions absurdes en réponses sibyllines, on allait peut-être parvenir au moment crucial où ils lui demanderaient de leur rendre un service. Mais là, il n’était pas question qu’elle se laisse faire, c’était terminé.
— Pas question que je vous aide. Ne comptez pas sur moi.
— T’as pas vraiment le choix, Nat, reprit Antoine d’une voix inflexible. Si j’ai bien compris, t’as encore une dette envers nous non ?
Natacha et Christian lui décochèrent un regard noir, puis Natacha détourna les yeux pour ne pas croiser les siens. Ce rappel de l’été précédent et de tout ce qui s’y rapprochait de près ou de loin, l’emplissait toujours de honte et de désespoir. De honte parce qu’elle s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas, et ce malgré les nombreuses mises en garde, et de désespoir parce que sa curiosité l’avait entraînée dans un véritable cauchemar dont elle ne voyait pas le fond puisqu’il se prolongeait à l’instant même.
— C’est quoi votre plan ? demanda-t-elle après un soupir résigné.
— En fait, ce que tu as à faire est très simple, et je sais que tu t’en sortiras très bien, affirma Antoine en lançant un clin d’œil à la fille brune qui grimaça, plus que dubitative. Il faudrait que tu t’occupes de suivre de temps à autre, de manière ponctuelle et sur notre demande, une petite bande dans les prochains mois. Tu en serais capable ?
— Vous rigolez ? Et d’abord qu’est-ce que vous leur voulez ? Qu’ont-ils de spécial ? questionna la très suspicieuse Natacha.
— Ton rôle, ce n’est pas de réfléchir, répliqua Peter.
— Dans ce cas, occupez-vous en vous-mêmes, de votre surveillance. Je ne suis pas votre taupe infiltrée.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, petite imbécile !
— Exact, bien vu ! Je ne les connais même pas vos types.
— T’en connaîtras au moins un, celui qui te mènera aux autres, repartit la brune, les yeux toujours fixés sur les grilles. Juste derrière toi.
Natacha se retourna et observa avec curiosité le jeune garçon désigné. Si elle s’attendait à quelqu’un d’exceptionnel, elle fut déçue : on pouvait difficilement trouver plus ordinaire. Des yeux bruns foncés et des cheveux châtains, une mince veste à capuche ouverte sur un T- Shirt noir, les habituels jeans et converses. Il ne correspondait en rien à leurs critères.
— Je ne l’ai jamais vu.
— Tu le croises pourtant une fois par semaine, miss je-suis-trop-observatrice.
Elle ne releva pas la remarque acide de Peter qui ne semblait pas l’apprécier (et c’était réciproque).
Elle croiserait ce type tous les jours qu’elle ne l’aurait pas remarqué de toute façon. Il y en avait des centaines comme lui.
— En gros vous me demandez de surveiller Monsieur-Tout-Le-Monde. Merci, ça me facilite la tâche.
— Il n’a pas la vie facile, murmura Fanny comme si cela pouvait justifier son air passe-partout.
— Il ne l’a jamais eue, renchérit Christian d’un air sombre.
Ils affichaient tous à présent la même tête d’enterrement en regardant cet adolescent qu’elle ne connaissait ni d’Ève, ni d’Adam. Pour qu’ils occupent ainsi toute l’attention de ses interlocuteurs, ceux qu’elle devait « surveiller » recelaient une part de mystère plus grande qu’elle ne le croyait. Pourquoi par exemple ne pouvaient-ils se charger eux-mêmes de la tâche qu’ils lui demandaient ?
— Dans l’hypothèse que j’accepte…, commença-t-elle lentement, consciente de la stupidité de sa phrase. Peter lâcha un ricanement entendu. Comme si elle avait le choix ! Elle était piégée, et cette piteuse tentative de donner l’impression qu’elle dominait la situation ne trompait personne.
— Si j’accepte, qu’est-ce que je devrais faire une fois que je les aurais suivis ?
— On verra en temps voulu. Une chose à la fois.
Elle attendit une autre indication, mais non, rien. Apparemment elle devait se contenter de ça... Génial ! Super la mission !
— On peut compter sur toi alors ? lui demanda Antoine. Merci pour ton enthousiasme en tout cas, ajouta-t-il d’un sourire en coin. Prends soin de toi, cousine !
— Cousine ? lâcha Peter d’une voix étranglée en direction d’Antoine tandis que la fille fusillait Natacha de son regard spécial « tout cela c’est de ta faute ».
Antoine les ignora tous les deux et d’éloigna avec un salut de la main, suivi de Christian qui semblait soulagé de quitter les lieux, et de Peter qui marmonnait dans sa barbe : « Cousine ! Non mais je rêve ! ».
La brune, dont elle ignorait toujours le nom – mais elle pouvait très bien s’en passer – leur emboîta le pas, non sans l’avoir au préalable gratifiée d’un nouveau regard lourd de menaces. Fanny s’attarda, soudainement indécise. Elle se mordilla les lèvres, et à la surprise de Natacha, lui demanda d’une voix presque suppliante, ses yeux gris rivés aux siens :
— Tu veilleras sur eux, hein ?
Et elle s’éclipsa sans même attendre la réponse qui ne lui aurait pas été donnée, tellement cette question avait déstabilisé Natacha. L’attitude de cette fille ne ressemblait pas aux autres et c’était assez surprenant.
À présent seule, entourée de lycéens de moins en moins nombreux alors que le soir tombait, la jeune fille eut la sensation de s’être fourrée dans un énorme guêpier.
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