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Bastien scanna rapidement la salle : une fois de plus, il n’était pas là. Par contre il repéra Chloé, engagée, malgré le cours, dans une sérieuse discussion avec Marie. Pas besoin d’être médium pour deviner l’objet de ses préoccupations.
Chloé avait appris à l’éviter, bien avant le reste de la classe. C’était pourtant une fille dynamique et volontaire qui prenait très à cœur son rôle de déléguée. Il l’avait assez fréquentée pour se demander régulièrement ce qu’elle et Florian pouvaient bien faire ensemble. Enfin, si les opposés s’attirent…
Bastien réprima un bâillement. Il était tellement crevé qu’il aurait de loin préféré être viré pour une semaine pour prendre le temps de récupérer, ou du moins essayer. Vivement que le cours se termine.
Les élèves poussèrent un cri : les lumières venaient de s’éteindre dans un sifflement rageur.
— Pas de panique, c’est juste une coupure de courant temporaire ! lança la prof d’une voix rassurante sans paraître remarquer que le brouhaha qui s’élevait était plutôt enthousiaste.
Elle avait le nez en l’air comme si elle espérait que les néons du plafond entendent ses paroles et se remettent en état de marche. Il y eut un bref flottement dans la classe, vite entrecoupé par des cavalcades dans le couloir.
La prof fronça les sourcils.
— J’ai l’impression que c’est plutôt mal parti. Puisqu’on ne peut pas travailler pour l’instant, je crois qu’il est temps de faire une pause. Ne bougez pas, je vais voir ce qui se passe. J’espère que ce n’est pas général.
Elle quitta rapidement la classe, bientôt suivie par les clameurs des Terminales ES qui espéraient, eux, que la coupure soit générale.
Bastien ne participait pas à l’allégresse collective. En temps normal, une coupure de courant ne l’aurait pas dérangé. Mais voilà qu’il attribuait une simple panne à Florian. Peut-être était-il trop parano. Après tout, Florian n’était même pas présent. Et pourtant la coïncidence était beaucoup trop flagrante pour qu’il se la tienne pour dit. Il restait moins de dix minutes avant la fin officielle du cours, il pouvait donc considérer qu’il avait terminé sa matinée. Il rassembla ses feuilles, se leva et quitta la salle, vite imités par d’autres élèves qui avaient suivi le même raisonnement. Si Florian était vraiment responsable de ce blackout total, il devait le retrouver. En partant du principe que cette théorie soit fondée subsistait un léger hic : il ne savait pas vraiment où chercher.
Lorsqu’on provoque un accident, la première réaction envisagée est généralement la fuite. Mais mettons que Florian soit dans un état lamentable, trop faible pour se déplacer. Dans ce cas, il aurait sans doute choisi un endroit désert pour s’y réfugier.
Bastien pila sur place. Il ne connaissait qu’un seul endroit au lycée qui correspondait à cette définition, surtout en cet instant d’évacuation improvisée. Cela paraissait stupide mais c’était là que lui-même s’était réfugié, alors pourquoi pas ? Il ne s’en irait pas avant d’avoir vérifié. Bastien repartit au pas de course, investi de sa nouvelle mission, assez ridicule au demeurant, de fouille de toutes les toilettes du bâtiment. Il ne mit pas cinq minutes pour découvrir l’objet de ses recherches, affalé contre un mur en plein couloir et groggy. Il s’agenouilla près de lui et fut soulagé de constater qu’il n’était pas conductible cette fois-ci. À le voir si mal en point, il n’était pas impossible qu’il ait liquidé toutes ses réserves, ce qui ne semblait guère mieux.
— Pauvre imbécile. Qu’est-ce que tu croyais ? T’en as pas marre de provoquer des catastrophes en chaîne ?
L’hébétude dans laquelle était plongé Florian ne lui permit pas de répondre aux reproches qu’on lui adressait. N’importe, Bastien continua son sermon en un véritable déluge de paroles nécessaires pour calmer ses nerfs et dissimuler l’angoisse qui occupait le fond de ses pensées. Rancunier, il l’était, mais quand même pas au point de souhaiter la mort de Florian. C’est ce qui les attendait à coup sûr si ce dernier s’entêtait. Quelle explication assez convaincante fournirait-on ensuite à ses parents, hein ? Et à Chloé… jamais plus il ne pourrait la regarder en face s’il le laissait crever !
Tu es un spécialiste en la matière ! Tu assures niveau explications foireuses, non ? T’as qu’à le laisser crever !
Oh la ferme ! Je sais qu’il va s’en sortir !
Le plus urgent était de l’emmener à l’infirmerie, encore, mais il était clair que Florian était incapable de s’y rendre par ses propres moyens. Qu’avait-il fait au ciel pour mériter cela ? Manquerait plus que déboulent un ou deux cauchemars ambulants et le tableau serait complet !
— C’est la dernière fois, menaça-t-il. Je ne compte pas te ranimer tous les jours, tu entends ?
Il ne perçut aucun signe particulier dans les prunelles noisette prouvant que Florian saisissait le sens de ses phrases. Dans cette position avachie, il lui faisait l’effet d’un pantin désarticulé. Espérons qu’il soit malgré tout assez conscient pour en avoir retenu quelques bribes, ne serait-ce que de la dernière. Arthur n’avait pas tort, il était en passe de devenir secouriste professionnel. Pourquoi donc n’avait-il pas mis une école d’infirmerie dans ses vœux ? Un pourquoi de plus. S’il commençait à en établir la liste, il y en aurait pour la nuit. Or, ils ne pouvaient s’éterniser ici.
Bastien hissa Florian sur son dos sans grand ménagement : fallait pas exagérer non plus ! Pour la sortie discrète, c’était plutôt raté avec un tel chargement. Pour un peu, il regretterait presque l’absence de Claire, c’est dire !
Il s’engagea prudemment dans le couloir avec son fardeau. Heureusement pour eux, la voie était libre : tout le monde avait déguerpi, trop heureux de cette récréation improvisée.
— Qu’est-ce que… Florian, mon Dieu !
En effet. Il devait être écrit quelque part là-haut que Bastien Bral était maudit, ce n’était pas possible autrement. Parmi toutes les personnes qu’il aurait pu croiser, il devait tomber sur Chloé !
— Je l’ai trouvé dans les toilettes, expliqua-t-il en le déposant à terre. Je ne sais pas ce qu’il a, mais il n’est pas en forme. Je l’emmenais à l’infirmerie.
— C’est plutôt l’hôpital qu’il lui faudrait !
Bastien n’était pas sûr que cette suggestion soit la meilleure. Florian serait parfaitement à même de s’attaquer à l’alimentation électrique de tout l’établissement hospitalier, ce qui serait assez gênant. Sans compter que si les médecins flairaient un truc pas net dans son organisme, il serait bon pour un confinement à vie dans un labo de savants fous qui voudront comprendre pourquoi le patient se comporte comme une pile électrique rechargeable. À éviter de préférence.
Comment présenter les choses à une fille surexcitée penchée sur le corps de son copain et s’efforçant de lui foutre des claques ? En voilà une qui n’était pas taillée pour la voie médicale. Elle ne l’avait jamais été en fin de compte. Dire qu’il la trouvait très psychologue…
— Qu’est-ce que t’attends pour appeler le SAMU ?
— Ce serait mieux que l’infirmière l’examine d’abord. C’est à elle de décider, non ?
Chloé s’interrompit dans sa besogne pour le gratifier d’un regard si haineux qu’il crut tout d’abord qu’il avait opté pour la mauvaise proposition, lui conseillant tout bonnement de l’achever. Solution qui l’avait en effet effleuré.
Une fois n’était pas coutume, Florian lui sauva la mise. Il remua et émergea de son état comateux pour marmonner quelque chose d’inintelligible. Délaissant Bastien, le visage de Chloé s’éclaira, et sa colère fondit comme neige au soleil tandis qu’elle pressait la main de son Florian.
— Je suis là chéri, on va s’occuper de toi, ça va aller.
« Je n’en serais pas aussi sûr à ta place. Ton copain est légèrement suicidaire » n’étant pas une réponse adaptée à la présente situation, Bastien se la ferma. En bon pantin, Florian hocha vaguement la tête, paupières closes.
Tranquillisée sur le sort de Florian, Chloé leva les yeux vers Bastien.
— Merci beaucoup, je vais prendre le relais maintenant.
— Ne sois pas stupide, tu n’arriveras pas à le porter toute seule jusqu’à l’infirmerie.
Chloé hésita pendant une fraction de seconde, pas assez infime pour que Bastien ne parvienne à en décrypter la signification : elle ne voulait pas de son aide mais ne savait pas comment se débarrasser de lui, son éducation ne lui permettant pas de l’envoyer paître de façon directe. Elle ne parvenait pas à camoufler entièrement le fait qu’elle se sentait mal à l’aise en sa présence et qu’elle le considérait elle aussi comme un dingue qui a pété les plombs, ce qu’il pouvait aisément comprendre. Si seulement elle savait que Florian était engagé sur la même voie, elle aurait peut-être un tout autre avis sur la question.
— Ça ira, j’envoie juste un SMS à Romain pour qu’il vienne m’aider, il était dans le coin il n’y a pas cinq minutes, dit-elle en s’exécutant.
Traduction : tire-toi maintenant, s’il te plaît !
Des chuintements déclenchés par le raclement de chaussures sur le sol résonnèrent dans le couloir et un Romain visiblement pressé déboula, confronté au plus improbable des trios. Il marqua un temps d’arrêt lorsqu’il aperçut Bastien puis blêmit quand il remarqua Florian recroquevillé par terre, Chloé à ses côtés.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Ne fais pas l’abruti, ce n’est pas le moment ! tempêta Chloé. Il a dû faire un malaise, il n’est pas bien du tout.
— Il est comme ça depuis longtemps ? interrogea Romain en désignant Florian d’un doigt soucieux.
Il n’avait sans doute pas l’habitude de le voir aussi amorphe.
— Il va mieux, répondit succinctement Chloé. Aide-moi à le mettre debout.
En bref, Bastien était définitivement congédié. L’ayant relevé avec difficulté, Romain et Chloé se postèrent de part et d’autre de Florian et passèrent ses bras par-dessus leurs épaules pour le soutenir. Florian se laissa faire docilement.
— Mais comment t’as fait pour le porter jusqu’ici tout seul ? Il pèse super lourd ! haleta Chloé qui titubait déjà sous son poids.
— Parce que c’est lui qui l’a porté en plus ! s’exclama Romain. Était-ce la peine de me faire venir ?
— Pas plus lourd qu’un gros sac à dos, répondit machinalement Bastien avant de réaliser ce qu’il avait dit.
Ils lui renvoyèrent un silence lourd de sous-entendus qui exprimait clairement leur opinion quant à l’état de sa santé mentale.
— Merci pour tout, conclut sèchement Chloé, prête à entraîner son petit ami. Abandonnant ce rôle qui ne lui correspondait guère, Florian tressaillit violemment.
— Foutez-moi la paix ! hurla-t-il en se débattant pour se mettre à sangloter comme un gamin de cinq ans.
Bastien recula de deux pas, se sentant de trop. Gêné et désemparé, Romain lui tapota maladroitement le dos.
— T’exagérais pas quand tu m’as dit que c’était urgent.
— C’est le contrecoup, murmura Chloé, compatissante. Tout va bien Flo, tout ira bien, t’en fais pas.
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