La science de Magnús
Nous nous arrêtons devant un bâtiment vitré. Dalil me propose de visiter l’atelier de son meilleur ami qui travaille au rez-de-chaussez. Ce genre de tournure est très courant lorsqu’on fait du couchsurfing et c’est précisément l'intérêt que j’y trouve. J’aime l’angle particulier qu’offre la découverte d’un endroit par le biais de personnes locales, ce sont les portes ouvertes sur tout un écosystème. Ainsi, à peine arrivée, je me retrouve dans une arrière boutique de souvenirs à serrer la main de Magnús, quinquagénaire islandais à la barbe claire. Il me toise de ses yeux océan placés à deux mètres de hauteur. “Góðan daginn !” lance-t-il de sa voix gutturale. Il rit devant ma moue perplexe et je devine qu’il vient de me dire bonjour dans sa langue, une bonne chose à retenir. “Un café ?” propose-t-il en appuyant sur les boutons de ce qui semble être une imprimante 3D. Il fabrique des objets décoratifs découpés dans des lames de bois. Les motifs attirent mon attention. Il y a la silhouette de l’Islande et des symboles Viking, des rennes mais aussi des rosaces, des spirales au nombre d’or, des anges. Je m’arrête un instant sur la couverture d’un manuel qui m’est familier. “Vous vous intéressez à la géométrie dans la nature ?” lui demande-je. C’en est assez pour déclencher l’avalanche de son savoir à ce propos. Saisissant mon intérêt sincère pour la question, il fait soudain très attention à moi. Ses yeux s’illuminent et il sort un cahier d’observations mathématiques au sujet des plantes, des animaux et du corps humain. Il me tend un bel outil en bois gravé, composé de trois flèches plates fixées entre elles au niveau de la base. Lorsqu’on ouvre l’objet, l’écart obtenu entre la première et la deuxième baguette est inférieur à celui entre la deuxième et troisième. Le rapport entre deux distances correspond au nombre d’or. Il me fait essayer sur mon avant bras. J’écarte deux baguettes de mon coude jusqu’à la base de la main. L’espace entre les deux autres baguettes correspond à la taille de ma main. Cet objet permet de mettre en évidence la présence du nombre d’or sur de multiples organismes naturels. J’écoute Magnús avec attention en repérant une carte de l’île qui doit dater du Moyen-âge. Des créatures bizarres peuplent cette Islande aux contours biscornus, tels que des dragons aquatiques et des animaux hybrides. Nous voilà partis sur le sujet des êtres de la nature qui semble l’animer tout autant. Il a un ami qui fait de longues retraites seul au fin fond des terres non peuplées du pays et qui a déjà pu percevoir des elfes. Sur l’écran de son ordinateur, il prend le temps de me montrer aussi des photographies montrant des silhouettes de trolls et d’elfes découpées naturellement dans les rochers et falaises à travers le pays. Il me cite les anecdotes de certains islandais et de touristes partis en expédition dans la nature, lesquels ont mystérieusement disparu à jamais. Il nous laisse tirer les conclusions. J’avais lu dans le Routard, entre autres, que beaucoup d’islandais entretenaient ce genre de croyances encore de nos jours, mais je n’imaginais pas pouvoir parler de ces sujets avec quelqu’un d’aussi passionné dès le départ. Pour moi qui ai toujours été friande des mystères à la frontière de la réalité tangible, cette première rencontre tombe à pique. Lorsque nous sommes sur le point de partir, Magnús me confie un de ses outils à triple flèche, ainsi qu’une petite obsidienne polie et gravée de la croix viking à huit fourches. Je ressors de cette visite absolument conquise. Dalil m’a emmenée au bon endroit. Malgré ma première réaction sceptique envers cet homme, je perçois en lui de belles occasions de rencontres et de découvertes.
Le ciel est déjà sombre lorsque nous grimpons à nouveau à bord de la Suzuki. Dalil s’arrête au magasin d’alcool où il file acheter des bières avant la fermeture. De mon côté, je fais le tour rapide d’une supérette où j’investis une dizaine d’euros dans l’achat d’un sandwich au pain de mie et d’une banane.
Dans la voiture, Dalil me confirme que sa sœur a accepté de m’héberger, au moins pour cette nuit-là. Il se gare quelques kilomètres plus loin devant la mer. L’endroit est à l’écart des lampadaires et si le vent chasse les nuages, nous verrons peut-être des lueurs fluorescentes dans le ciel. Il me tend une canette de Víking et nous trinquons à notre rencontre. Il se réjouit d’avoir passé cette après-midi en ma compagnie. Il dit que nous partageons de nombreux points communs et est persuadé que nous pourrions devenir de très bons amis. “Je ne souhaite plus m’éparpiller et perdre mon temps comme j’ai pu le faire étant jeune. J’ai besoin de créer des amitiés constructives. Faire vivre une relation propre et solide, déclare-t-il, affichant un sourire prolongé par ses moustaches. Les gens négligent beaucoup trop les efforts à fournir pour réussir en amitié. Au bout du compte, c’est la même chose qu’en couple, il est impératif de s’appliquer durablement. Vois-tu, même si je dois beaucoup au système de couchsurfing, j'ai souvent remarqué que les gens consomment les rencontres comme le reste. À peine ont-ils soulevé la première couche d'emballage constituant la personne que ça y est, ils estiment avoir fait le tour et passent à autre chose. Ils courent vers leur prochaine destination et repartent avec les mêmes préjugés avec lesquels ils sont venus. Ils diront que les Islandais sont comme-ci, les Français comme ça. Je trouve ça désolant que tant de personnes aient appris à grandir ainsi. D’ailleurs, tu auras remarqué que, dans la vraie vie, on ne fait pas de demande en amitié comme on pose une demande pour former un couple... Pourquoi ? Personnellement, je trouve que ce ne serait pas tout à fait idiot.”
Je l’écoute aller au bout de sa réflexion, redoutant qu’il me soumette sur le champ à une demande d’amitié solennelle. “Je dis ça parce que la notion de pacte incite à se sentir responsable, c’est se donner les chances d’être brave. C’est le principe du mariage, en définitive. Moi qui ai grandi dans un pays où les gens se marient dès que possible, c’est ici en Europe que j’ai saisi la beauté de cet acte, la droiture et la constance que cela demande.” Il me sonde à nouveau en ajoutant : “Les occidentaux sont devenus des frileux de l’engagement, n’est-ce pas ?”
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