Chapitre 1 - Quête nocturne

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Colón – Province de Panama – Etat fédéral de Colombie

30 mars 1887

La rue filait en pente douce vers le port.

Les feux de position multicolores des navires dansaient sur la houle, donnant à la rade une ambiance de fête vénitienne, au-dessus de laquelle, les pulsations incandescentes du phare de Colón esquissaient, entre ciel et mer, une limite aux certitudes maritimes des hommes.

Elle trouvait à cette palpitation nocturne un pouvoir réconfortant qu’elle ne s’expliquait pas. La nuit avait cela de salvateur : elle escamotait la misère, les ordures, les quelques décombres calcinés des maisons, stigmates de l’incendie qui avait ravagé la ville deux ans auparavant lors de la guerre civile, épargnant le front de mer et le quartier des affaires. Le vent du large, apportait jusqu’à elle le murmure sourd de l’Océan Atlantique déferlant contre les wharfs [1] auquel se mêlait parfois, éclatant comme des jappements de chiens, les cris des alligators grouillant dans les marais.

Tout près, ponctuant chacun de ses pas, s’agitaient dans l’obscurité vague de la nuit, des cohortes d’oiseaux dont les becs redoutables claquaient dans d’ignobles festins. Des gallinazos, sur la voracité desquels la municipalité de Colón [2] se reposait du soin de débarrasser les rues des tas d’immondices qui s’y accumulaient par l’incurie de ses services municipaux et la malpropreté ordinaire de ses habitants. Ils étaient devenus tellement indispensables au maintien d’un semblant de salubrité que tuer l’un de ces oiseaux était passible d’une amende de 5 piastres.

Au loin, les cloches égrenaient le temps et, à mi-voix, la jeune femme compta les coups.

—  Onze heures ! murmura-t-elle, contrariée par le décompte impitoyable de l’horloge habituée à ne retenir que les moments perdus et jamais ceux que l’on pourrait gagner.

Deux heures déjà qu’elle arpentait la ville, la tête en feu, le cœur serré, partagée entre angoisse et colère, poussant à l’instinct la porte de maisons de jeu sordides à la recherche d’une silhouette familière. D’un coup d’œil circulaire, elle examinait la salle de l’établissement, dévisageant ceux qui se trouvaient là en train de boire et de jouer, insensible aux compliments insultants des uns comme aux grossièretés ordinaires des autres.

Puis, elle ressortait, exaspérée, les épaules arrondies par la fatigue, les jambes plus lourdes, reprenait sa quête, glissant sur le sol inégal, trébuchant sur les détritus de toutes sortes qui encombraient les rues. Elle s’adossa à un réverbère, submergée par la fatigue ; et la chaleur qui ne faiblissait pas rendait tout repos improbable.

La lumière crue tombait sur elle, creusant davantage encore les ombres de son visage émacié par l’épuisement. Elle était enveloppée dans un châle de coton gris dont l’une des pointes, rabattue sur le sommet de sa tête en guise de capuche, laissait voir deux bandeaux de cheveux blonds, lissés avec soin.

Ses chaussures souillées de boue et le bas de sa jupe frangé de saletés, trahissaient la course nocturne qu’elle venait de faire.

Après s’être reposée un moment, elle se remit en marche, serrant au fond de sa poche l’enveloppe froissée arrivée au courrier du matin.

— Bon sang ! je dois le retrouver.

Elle sortait justement de l’un de ces établissements et s’apprêtait à refermer la porte quand une voix chuchota en ricanant dans l’entrebâillement :

— Si vous cherchez Pierre Vimereau, c’est au Continental qu’il faut aller.

Son cœur bondit dans sa poitrine.

— Pierre était au Continental !

Certes, elle connaissait bien cet endroit maudit. C’est là que toute leur petite fortune avait été engloutie depuis leur arrivée à Colón trois mois auparavant, après qu’ils eurent fui la Californie. C’est ici qu’il venait perdre leurs dernières ressources.

La colère lui noua à la gorge.

Néanmoins, elle continua sa marche et, au bout d’un quart d’heure parvint sur Front-Street, le « grand boulevard », qui s’étirait en front de mer, perpendiculaire à la ligne de chemin de fer.

A peu près au milieu de la rue, la façade d’une imposante construction se détachait, brillamment illuminée, sur le fond sombre des maisons avoisinantes. La femme s’approcha et colla son visage aux carreaux. Mais à travers la buée qui voilait les vitres, elle ne distingua que des formes floues dans des volutes de fumée.

— Il est sans doute là-haut, murmura-t-elle d’un ton découragé.

Elle se recula, autant pour jeter un coup d’œil inquisiteur sur le premier étage de l’établissement où, semblables à des ombres chinoises, des silhouettes s’agitaient derrière les stores, que pour sortir de la zone lumineuse formée au-dehors par l’éclairage du Continental. De temps à autre, la porte s’ouvrait et elle entendait alors le bruit confus des conversations émaillées de jurons.

Par moment, il semblait même que l’on s’égorgeât et, cependant, il n’y avait aucun de ces appels au secours qui, dans une maison parisienne, feraient intervenir les voisins et accourir la police. Des hommes entraient, jetant à peine sur elle un regard distrait, pressés qu’ils étaient d’aller risquer sur le tapis vert leurs salaires chèrement gagnés, les ressources de leur famille, l’avenir de leur commerce. D’autres sortaient tête basse, les mains dans leurs poches vides et passaient près d’elle, lentement, les traits convulsés, maugréant blasphèmes et jurons…

Et, chaque fois, elle se précipitait afin de voir le visage de l’homme qui partait.

Le plus souvent, ils poursuivaient leur route sans lui prêter attention, aveuglés par leurs pertes, débordant de rage. Parfois, se méprenant sur ses intentions, ils s’arrêtaient, la couvraient d’injures ce qui l’obligeait à se réfugier dans l’ombre.

L’un d’entre eux même, que sa ruine rendait fou, alla jusqu’à la frapper et, instinctivement, elle lui donna un coup de pied qui toucha l’homme dans le creux poplité du genou et le fit s’affaisser, l’alcool aidant, comme une poupée de chiffon. Elle cria de surprise, étonnée d’avoir été capable de riposter pour se protéger, les jambes tremblantes de la tension accumulée. C’était bien la première fois qu’elle donnait un coup de pied à un ivrogne au lieu de partir en courant. Elle en éprouva un étrange soulagement, retrouva un peu d’assurance, reprit sa faction, et ses explorations des établissements de jeu.

S’enhardissant enfin, elle s’était approchée du Continental. Par la porte qui restait entr’ouverte deux ou trois secondes, elle osait un regard anxieux, sans pouvoir rien distinguer ; l’atmosphère de la salle, épaissie par la fumée des cigares et des pipes, était impénétrable et irrespirable.

Quant à entrer ainsi qu’elle l’avait fait dans d’autres établissements moins importants, elle ne s’y risquait pas. Celui qu’elle cherchait était capable, lui aussi, de l’insulter et de la brutaliser.

Non, il était préférable de guetter sa sortie. Et, bien qu’exténuée et affamée, elle l’espérait.

Pourtant, il connaissait les angoisses qu’elle endurait lors de ses expéditions dans les bouges de la ville pour tenter de le retrouver !

Mais le joueur, davantage encore que l’ivrogne, a le cœur sec.

Depuis leur départ précipité de Hell Town [3] trois mois auparavant, ils étaient arrivés à Colón point de départ du chantier de construction du canal interocéanique, l’espoir en bandoulière, pour démarrer une nouvelle vie. Ne disait-on pas qu’il était possible d’y faire fortune…

Sarah, cependant, ne reconnaissait plus l’homme qu’elle avait épousé un an auparavant. Heureusement qu’elle avait caché dans la doublure de sa jupe quelques pièces d’or qui lui avaient permis d’acheter le petit bungalow de bois sur les hauteurs de la cité. Elle pouvait ainsi échapper aux miasmes et à l’insalubrité chronique de la ville que le feu purificateur de l’incendie n’avait pas réussi à éradiquer. Elle avait fait croire à Pierre, son mari, que c’était un prêt consenti par sa voisine Henriette Calvet, une Française établie à Colón depuis 1881, laquelle ravie d’avoir une voisine parlant sa langue, le lui avait vendu un bon prix. Car, s’il avait pu se douter qu’elle en était propriétaire, il aurait été capable de le jouer à la roulette ou au poker.

Machinalement, elle prit dans sa poche quelques rondelles de banane séchées pour apaiser sa faim, perdue dans ses réflexions… Il faudrait qu’elle demande conseil à Henriette qui avait élevé seule, ces quinze dernières années, deux jeunes filles récemment mariées, et disait volontiers qu’un homme est plus souvent un poids qu’un atout. Surtout sous les tropiques lorsque l’envie le prend de boire de l’alcool ou de fumer cette saleté d’herbe euphorisante qui ramollit le cerveau : on ne peut rien en tirer, ni au travail, ni au lit. Ce dernier élément pouvant aussi être un avantage… Si, pour tout arranger, il est gagné par le vice du jeu…

Selon Henriette, il y a plusieurs engeances de crétins qui partagent le même alibi : on boit pour supporter le climat délétère et on joue pour l’oublier… Dans tous les cas, le climat agit comme un révélateur des caractères. Ici, par la force des choses, on devient ce que l’on est vraiment.

*

Elle décida de rebrousser chemin en direction de la colline Esperanza pour rejoindre son bungalow. La clarté diffuse de la lune dévoilait une piste bien tracée dans la végétation luxuriante, qui s’élevait en lacets au-dessus du quartier antillais endormi. Les cris des singes hurleurs avaient remplacé ceux des gallinazos depuis quelques minutes lorsque le silence soudain la tira de ses pensées.

Elle prêta l’oreille, inquiète, distingua l’écho d’un grondement lointain semblable aux prémices d’un orage. Quelques instants plus tard, elle identifia le bruit sourd des tambours roulant dans la nuit comme une menace dévalant la colline. Elle se rappela avoir vu deux chariots à bras quelques mètres avant, sur le bas-côté, et décida de s’y cacher ne sachant pas à quoi s’attendre.

Leur roulement n’avait rien de joyeux même si elle distinguait par moment le grelottement atténué des tambourins et, à travers la végétation, quelques lueurs intermittentes. Elle s’apprêtait à monter dans l’une des carrioles quand elle s’avisa qu’elle était déjà occupée. Des ronflements sonores faisaient vibrer le bois. « Encore un ivrogne, pensa-t-elle, trop saoul pour rentrer chez lui. »

Elle grimpa dans la charrette attenante et se pelotonna contre les montants à claire-voie qui permettraient une observation discrète de ce qui semblait être une procession aux flambeaux.

Les nuages escamotèrent la lune donnant à la scène une intensité nouvelle.

Une dizaine de cavaliers portant des torches précédait un groupe de musiciens jouant de divers instruments. La musique envoûtante des flûtes déchirait la nuit. Les tambours rythmaient la marche lente de la procession. L’air vibrait. Sarah ressentit les vibrations se répandre dans tout son être bien avant que le cortège n’arrive à sa hauteur. Elle en éprouva un étrange bien-être quand les yeux rivés sur l’ondulation des torches et des silhouettes, elle sentit son corps onduler instinctivement, doucement, mécaniquement, au rythme des tambours.

Puis, apparut un groupe d’indigènes portant un petit cercueil ouvert dans lequel un très jeune enfant d’un ou deux ans, semblait être assis. Son beau visage marmoréen auréolé de cheveux noirs et bouclés, était détendu et presque souriant. Dans chacune de ses menottes, on avait mis une bougie retenue par des rubans. Des guirlandes de fleurs entrelacées recouvraient ses épaules et se répandaient à profusion sur la bière dont les bords extérieurs étaient garnis de lanternes de verre abritant des lumignons. Un halo de lumière chaude et éthérée nimbait ainsi son corps donnant l’impression d’une joyeuse fête plutôt que d’un cortège funèbre.

Sarah se signa machinalement, fascinée par la beauté de cette vision, émouvante sans être triste, par sa contemplation troublée de la mort telle une scène de théâtre confinée par la nuit.

Venait ensuite un autre groupe de cavaliers, et de piétons portant des torches. Des tambours fermaient la marche.

Elle se sentit en harmonie avec le cortège, mystérieusement unie à ces gens, à cet enfant, des hispaniques selon leurs habits, et se retint pour ne pas le suivre.

Les vagues sonores qui se propageaient dans son corps semblaient ralentir les battements de son cœur. Une étrange énergie circulait de sa tête à ses pieds, pour mieux la relier à la terre. Une émotion nouvelle la submergeait induisant une vacuité mentale qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant.

Les derniers tambours s’éloignaient en contournant la ville et se dirigeait vers le mont Hope, le cimetière de Colón qui, depuis l’ouverture du chantier, ne cessait de s’agrandir. Leur vibrato diminuait insensiblement.

Elle sursauta lorsqu’une voix basse et profonde s’éleva soudain de l’autre charrette, chantonnant en anglais :

Why should we mourn for the child early called

From the sin and the suffering of this darkened world ?

Though ties of affection may early be riven,

Why wish back on earth the dear loved one in heaven ? 4 ”

Oui, en effet, pourquoi ?

L’ivrogne prématurément tiré de sa léthargie dans une étincelle de lucidité, retomba lourdement sur sa couche improvisée pour se rendormir aussitôt.

Sarah se remit en route, étonnée de se sentir aussi légère comme libérée d’un grand poids. Au-dessus de sa tête, le ciel des tropiques arrondissait sa voûte sombre cloutée d’étoiles où roulait, derrière des nuages épars, une lune gibbeuse au halo incertain.

[1] Wharf : Appontement avançant dans la mer en étant perpendiculaire au rivage.

[2] Colón est la deuxième plus grande ville du Panama. C’est aussi un port sur la mer des Caraïbes à l’entrée (côté océan Atlantique) du canal de Panamá. La ville a été fondée en 1850 au terminus du Chemin de fer du Panama alors en construction. Il s’agissait du premier axe transcontinental en Amérique alors que le canal n’existait pas encore. Initialement, la ville s’appelait Aspinwall comme l’avaient baptisée les émigrés américains alors que les hispanophones l’appelaient Colón.

[3] Le surnom de Los Angeles au milieu du XIXe siècle.

4 “Pourquoi devrions-nous pleurer pour l’enfant appelé trop tôt - Hors du péché et de la souffrance de ce monde assombri ? - Bien que des liens d’affection puissent être déchirés si tôt, - Pourquoi souhaiter le retour sur terre de l’être cher élu au paradis ?

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