2.1 - Les jeux sont faits
Une salle immense occupe tout le rez-de-chaussée de l’établissement.
Autour des tables alignées le long de ses murs peints de couleurs criardes, des groupes de joueurs se démènent pour récupérer un siège.
Ici, on mange, on parie et on boit beaucoup car ça aide le parieur à garder ses illusions.
Quelques individus, cependant, jouent aux dés, assénant sur la table, chaque fois que la chance ne leur est pas favorable, des coups-de-poing qui font rouler à terre, les brocs, les verres, les dés et les enjeux.
Alors ce sont des cris, des jurons, des insultes. Puis tout redevient calme durant quelques instants jusqu’au moment où, dans un coin, éclate entre des ivrognes une querelle vite réglée par un coup de couteau.
Quelques-uns, terrassés par l’alcool, dorment déjà, assis sur leur banc, adossés au mur, la tête penchée sur la poitrine ; d’autres ont roulé à terre et, dans la poussière du plancher, ronflent à poings fermés. Jusqu’au lendemain, ils sont sûrs de ne pas être dérangés, du moins par les garçons de l’établissement. Quant à ceux qui ont encore de l’argent dans leurs poches ou des « bank-notes » dans leur portefeuille, tant pis pour eux, s’ils ont le sommeil lourd…
Le directeur du Continental ne répond pas des vols commis chez lui. Du reste, un peu partout, sur les murs, sur les glaces, sur les pilastres dorés qui soutiennent le plafond, des écriteaux mettent en garde les « honorables gentlemen » contre les pickpockets.
Les « honorables gentlemen » sont également invités à ne point vider leurs querelles dans l’établissement et, on les prévient qu’un jardin, situé derrière les salles, est spécialement réservé aux gens soucieux de leur honneur.
« Le Continental » précise enfin l’une de ces pancartes comme un manifeste adressé aux clients, « le Continental donne seulement l’hospitalité, laissant à chacun le soin de se défendre contre la violence, ou l’adresse, de ses voisins. »
Un large escalier volant donne accès au premier étage ; c’est de là que descendent la plupart des individus qui sortent du bâtiment pour chercher à boire. Car une nouvelle pancarte, en caractères énormes celle-là et rédigée dans toutes les langues, annonce que l’établissement ne fait pas crédit.
La salle du haut, aussi vaste que celle du bas, est uniquement consacrée au jeu. Cinquante joueurs, certains assis, d’autres debout derrière les chaises, entourent une table ovale, au milieu de laquelle fonctionne une roulette.
Par moment, un silence profond, sinistre, règne dans l’assistance. On n’entend plus que le tressautement de la bille d’ivoire dans sa course folle, dansant d’une case à l’autre, comme si elle hésitait, ne sachant où s’arrêter.
Et, tant qu’elle roule, tenant en suspens toutes les espérances, on perçoit le souffle rauque des poitrines, haletantes et oppressées.
Soudain, le silence. Une voix monotone, indifférente, s’élève, annonçant le numéro gagnant… Alors, ce sont des cris de fureur, des jurons épouvantables, auxquels répondent les exclamations joyeuses des gagnants. On se croirait dans la tour de Babel : l’anglais riposte à l’allemand, l’italien fait écho à l’espagnol, le français s’entrecroise avec les interjections gutturales du chinois…
Soudain, un brouhaha enfle à la suite d’un pari douteux ; plusieurs mains se tendent à la fois, pour récupérer le même enjeu, et les injures, les coups de poing se mettent à pleuvoir.
Le croupier se croise tranquillement les bras, impassible, attendant que le différent fût réglé. Lorsque tout le monde est d’accord, il ramasse ce qui revient à la banque, paie ceux qui ont gagné et lance de nouveau la bille. Il garde toujours un revolver à portée de main, mais l’intérêt des parieurs reste encore sa meilleure sauvegarde.
Si les joueurs ne se respectent pas entre eux, il en va différemment pour le « maître des jeux », et il s’écoule fréquemment plus d’un mois sans qu’un croupier n’eût été maltraité. Quand une altercation survient entre ce dernier et un parieur malchanceux, la plupart du temps, la majorité proteste, parce que cela interrompt la partie.
De petites tables disséminées aux quatre coins de la pièce, sont réservées aux cartes, le poker et le monte. Pour une partie de poker, il y a cinq ou six joueurs, qui font du tapage comme vingt. Les « mains » sont mises aux enchères et, à mesure que les piastres tombent dans la sébile qui doit rester au dernier, les paris augmentent tant et plus.
Les joueurs de monte sont relativement calmes, en apparence du moins. En effet, ce sont des jeux qui nécessitent de développer certaines stratégies dans le silence voire le recueillement.
A une table, dans une encoignure de la salle, deux types jouent silencieusement. L’un au teint olivâtre, les cheveux sombres, épais, un profil de médaille romaine et des yeux noirs, souriant sans être amical, paraît être, avec ses vêtements confortables, un négociant aisé. Agé d’une quarantaine d’années, un peu corpulent, l’air content de lui-même, il caresse à chaque instant, une lourde chaîne d’or attachée à son gilet, ou fait scintiller au feu des lampes à gaz, les bagues dont ses mains sont chargées.
En face de lui, un homme encore jeune, trente ans à peine, aux traits fins mais fatigués, à la physionomie intelligente mais sombre et inquiète. Ses cheveux trop longs sont ébouriffés, comme sa barbe blonde, mal taillée. Ses yeux bleus, fiévreux, sont soulignés des cernes bistres que creusent les veilles et les privations au diapason d’immaîtrisables passions.
Il porte le costume des gens aisés alors que ses vêtements racontent une autre histoire. Ils sont râpés et blanchis sur les coutures, sa chemise, d’une propreté douteuse et ses chaussures, éculées. Cependant, en dépit de cette mise, qui dénote une situation plus proche de la pauvreté que de l’aisance, cet homme joue de l’or.
Il a même devant lui un tas de piastres assez respectable.
Chaque fois qu’il relève les cartes, une anxiété profonde se lit dans ses yeux, ses mains sont agitées d’un tremblement nerveux qui amène un sourire sur les lèvres minces de son adversaire.
— Si vous me gagnez celle-là, vous m’aurez enlevé cinquante piastres, dit celui-ci avec un fort accent napolitain.
L’autre a un haussement d’épaules impatient.
— Je n’aime pas avoir à compter, répond-il.
— Cela porte malheur, ricana l’Italien.
Alors qu’il achève sa phrase, le jeune homme abat ses cartes en grommelant :
— J’ai perdu.
Son adversaire le regarda d’un air narquois.
— Vous manquez d’estomac ; pour un joueur, c’est mauvais.
— Faites-moi grâce de vos leçons, gronda l’autre d’une voix irritée.
Cependant, ses traits se détendirent soudain : avec un beau jeu en main, il gagna la partie suivante.
— Si vous voulez, dit l’Italien, je vous refais tout ce que vous avez là.
Le jeune homme pâlit, hésitant entre la crainte de perdre et le désir de doubler son petit capital.
— Vous êtes peureux ! insista-t-il d’un ton moqueur, et cependant presque tout votre gain sort de ma poche.
L’autre ne répond pas. Le regard vague sous ses sourcils froncés, il songe… Ce qu’il a là, devant lui, représente la subsistance de son ménage assurée pendant plusieurs mois et le bon sens…
Mais le démon du jeu l’emporte et, prenant brusquement une décision, couardement consentie, dans une sorte de griserie :
— Va pour le tout ! gronda-t-il.
L’Italien distribue les cartes.
— Un moment, dit le jeune homme, il faut tirer à qui servira.
— Mais c’est à moi puisque je viens de perdre.
— Non… l’enjeu a changé.
L’Italien jette insolemment les cartes sur la table.
Un flot de sang monte aux joues de son adversaire qui, furieux, se lève.
Mais il se rassit et sélectionne une carte, les mâchoires serrées.
L’Italien choisit à son tour : la chance le favorise.
Troublé, l’autre joue mal et perd.
Son adversaire se met à rire.
— Voilà ce que c’est que l’émotion, dit-il.
Et, prestement, il fait passer devant lui le tas de piastres du jeune homme.
— Voulez-vous votre revanche ? ajoute-t-il d’un ton goguenard.
Affolé par sa perte et rendu tout à fait furieux par la raillerie de l’Italien, l’autre lève la main.
Sans doute, son intention n’est que d’envoyer une claque à son adversaire.
Mais celui-ci croit à une attaque. D’un bond il se recule, sort son revolver et, le braquant sur l’autre, il fait feu.
La balle alla briser une glace.
A son tour, le jeune homme tire mais, dans sa précipitation, manque son coup.
Du côté de la roulette, un cri retentit.
La seconde balle a frappé l'un des joueurs debout autour de la table, un Chinois qui s’affaissa sur lui-même.
A peine si l’on se détourne pour jeter un regard indifférent sur le pauvre Coolie (nom que l’on donne aux Chinois dans les Amériques par souci de simplification), que deux garçons de l’établissement emportent aussitôt.
Un silence pesant de trente secondes, tout au plus, semble suspendre le temps, rompu par la voix du croupier impavide :
- Faites vos jeux, messieurs.
Les deux rivaux ont remis leurs revolvers dans leur poche.
Le jeune homme descend rapidement l’escalier, traverse la salle du rez-de-chaussée, hésite un instant, puis ouvre la porte.
Mais avant qu’il l’eût franchie, une main se pose sur son épaule.
— Encore vous ! dit-il d’une voix rauque en reconnaissant son adversaire.
— Suivez-moi, fit celui-ci simplement.
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