2.2 –  Contrat de dupes

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Le jeune homme rentra dans le Continental et la porte se referma.

— Que me voulez-vous enfin ? répète Pierre lorsqu’il se retrouve dans le hall de la maison de jeu.

— Où allez-vous ? répondit l’Italien…

L’autre haussa les épaules.

— Que vous importe ?

— Vous n’avez plus d’argent.

— Eh bien ?

L’Italien se croisa les bras.

— Si Francesco vous en prêtait, fit-il.

— Qui est ce Francesco ? demanda Pierre tout surpris.

— Mais Francesco Martorana.

— L’entrepreneur de travaux de la Compagnie du Canal ?

Il sourit et répondit avec suffisance, en inclinant sa tête :

— Lui-même.

Un froncement de sourcils, et une lueur d’inquiétude traversa son regard.

— Et pourquoi ? interrogea-t-il d’une voix soupçonneuse, me prêteriez-vous de l’argent ? … Est-ce que je vous connais ?

— Vous non, mais, moi, je sais qui vous êtes, riposte l’entrepreneur.

Puis saisissant familièrement le jeune homme par le bras :

— Si nous prenions un verre de Porto, dit-il.

Sans attendre la réponse, il l’entraîna vers une table isolée dans un coin de la salle. Puis, lorsqu’il eut versé dans les deux verres une pleine rasade de vin :

— Vous vous appelez Pierre Vimereau, annonça-t-il à brûle pourpoint

Ce dernier tressaillit et d’un ton bourru :

— Est-ce une question ?

— Non, c’est une affirmation.

— Et après ?

— Vous êtes intelligent et… peu scrupuleux.

A cette flatterie d’un genre particulier, Pierre eut un mouvement de colère. Mais il se contint et demeura un moment silencieux, se demandant vers quoi tendait ce singulier préambule.

Puis, regardant fixement son interlocuteur :

— Qu’est-ce que vous voulez exactement ? grommela-t-il,

Francesco sourit doucereusement.

— Per Baccho ! s’exclama-t-il, à quoi bon vous inquiéter de cela si longtemps à l’avance ? Laissez-moi continuer, et puis, qu’elle importance ? Le principal est que je vous paie bien.

— Je ne suis pas à vendre, répliqua Pierre Vimereau entre ses dents.

L’Italien poursuivit, avec un rire silencieux et, sans paraître avoir entendu :

— On m’a parlé de vous hier, dit-il négligemment.

Le visage de Pierre s’assombrit encore davantage.

— En quels termes ? demanda-t-il.

— En des termes qui vous ont valu immédiatement ma sympathie.

Les paupières du jeune homme battirent fébrilement.

L’entrepreneur continua :

— Comme je vous le disais tout à l’heure, vous avez les idées larges, je dirais même progressistes…

Puis brusquement :

— A propos, vous savez qu’une femme vous attendait dans la rue, il y a une heure de cela ?

— Je le sais, répondit-il sèchement.

— Elle vous a appelé plusieurs fois, insista l’Italien.

— Je l’ai entendue aussi, grommela l’autre, mêlez-vous de vos affaires.

— C’est votre épouse, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Pierre haussa les épaules.

— Il paraît qu’elle avait une belle dot, et que vous l’avez mangée…

A un mouvement de crispation du jeune homme, il ajouta :

— Ah ! Cela ne me gêne pas, au contraire. Donc, ne vous défendez pas, je parie qu’elle vous aime à la folie pour supporter une telle situation.

Pierre Vimereau fit une moue dubitative et haussa les épaules pour marquer son indifférence.

— Oui, on ne doit pas trop aimer sa femme, reprit l’autre d’un ton sentencieux, cela nuit aux affaires.

— Enfin, gronda Pierre d’une voix sourde et irritée, où voulez-vous en venir exactement ?

— Patientez un peu ! fit l’Italien. Vous êtes excessivement pressé ; il faut se connaître pour bien s’entendre. Vous avez les nerfs à fleur de peau, per Baccho ! Et c’est pour ça que vous avez été pendu, il y a quatre mois de cela, en Californie, par trois Américains qui étaient aussi vos associés.

Un flot de sang colora subitement le visage pâle de Vimereau.

— Mais qui vous a raconté ça ? s’écria-t-il.

— Là, là, calmez-vous, dit l’autre en posant sa main sur son bras. C’est un de vos amis, celui-là même qui a aidé votre femme à vous dépendre… vous voyez que je ne pourrais être mieux renseigné.

Et il ajouta en souriant d’un air bonhomme :

— Il paraît qu’il était temps. Il est très rare d’en réchapper ! Vous avez eu la chance de tomber sur quelqu’un qui ne savait pas faire les nœuds coulants…

Machinalement, Pierre Vimereau porta un doigt à son cou et, dans ce geste, son col se rabattit un peu découvrant une sorte de boursouflure violacée, large de deux centimètres, qui lui formait un étrange collier. L’ecchymose produite par la strangulation s’était à peine résorbée et l’empreinte de la corde semblait comme imprimée sur sa peau.

— Il paraît que vos associés et vous n’étiez pas d’accord sur la manière dont devait être partagé le rendement des placements. Aussi, n’aviez-vous rien trouvé de mieux que de prendre la fuite en emportant le magot.

Pierre rétorqua avec un geste de dénégation :

— Vous ne savez rien du tout ! Mes deux associés, comme vous dites, avaient monté une transaction qui a mal tourné, sans m’en parler. Et on comptait le shérif parmi les victimes. Eux, avaient prévu de s’enfuir dès la fin de l’opération. Et moi, j’ai dû payer pour leurs magouilles…

— Bah ! fit l’entrepreneur d’un air indulgent, cela n’a pas d’importance. Vous leur repreniez ce que d’autres vous avaient pris. C’est l’éternel va-et-vient de l’argent…

Puis avec un sourire :

— Tenez, murmura-t-il, tout à l’heure vous avez triché pendant la partie de monte [4]

Le jeune homme pâlit et sa main chercha machinalement son revolver.

Restez donc tranquille, dit Martorana ; nous n’étions pas entre amis… du reste, j’ai triché aussi pour avoir ma revanche.

Il ajouta en regardant avec satisfaction les deux grosses bagues qui ornaient chacune de ses mains.

— Je suis plus fort que vous… l’habitude, vous savez. Maintenant, nous ne jouerons plus ensemble, c’est convenu. Et je vous ferai gagner de l’argent… Que voulez-vous ? Je suis ainsi, quand j’ai confiance en quelqu’un…

Pierre Vimereau lança à l’Italien un regard furieux. Il avait le sentiment que cet homme se moquait de lui et il éprouvait une forte envie de lui sauter à la gorge.

Mais Francesco le surveillait sans en avoir l’air et se tenait prudemment sur la défensive.

— Nous allons conclure un marché.

Il s’accouda sur la table, prêtant l’oreille.

— J’ai besoin d’un contremaître… qui me comprenne, ajouta l’entrepreneur.

Pierre devint encore plus attentif.

— Je vous donnerai par mois… deux cents piastres.

Un éclair brilla dans les yeux de Pierre.

L’Italien surprit cette expression de convoitise et, rectifia :

— Ou, tout au moins, cent cinquante, reprit-il.

L’autre se mordit les lèvres et battit la mesure sur la table de son poing fermé.

— Allons, ajouta Francesco, je ne me dédis pas. Je suis franc et loyal, moi ; deux cents piastres. C’est une jolie somme pour quelqu’un qui n’est pas du métier.

— Je suis ingénieur diplômé de l’Ecole Centrale de Paris, répliqua Pierre vivement.

Ah ! dit l’Italien, enchanté ; alors je jure que ce sera deux cents piastres, pas une de moins… Vous surveillerez mes travaux.

— C’est bien ce pour quoi j’ai été formé. C’est vous qui avez obtenu les chantiers du port ?

— Oui, j’ai aussi ceux de Bohio-Soldado. En dehors de cela, vous me rendrez de petits services.

Pierre fronça les sourcils.

— Lesquels ? murmura-t-il.

— Je les réglerai à part.

— D’avance ?

— Oh ! mon cher ami, vous manquez de confiance en ce bon Francesco ! Déjà de l’ingratitude !

Pierre Vimereau garda le silence.

— Eh bien ! poursuivit l’entrepreneur, je consens à payer d’avance les petites bagatelles. Mais, vous me signerez un engagement comme quoi je pourrai vous congédier immédiatement, sans indemnités, si vous n’avez pas les résultats que j’attends de vous.

— Mais qu’attendez-vous de moi, à la fin ?

— Si je vous répondais que je n’en sais rien encore, vous ne me croiriez sans doute pas. Cependant, c’est l’exacte vérité. J’ai des idées plein la tête… mais c’est vague, c’est confus et ça ne prendra forme que lorsque les circonstances se présenteront. Seulement, comme je suis un homme pratique et que je vous estime à votre juste valeur, je préfère vous embaucher maintenant. Voyons, est-ce que vous acceptez mon offre ?

— J’accepte, répondit-il, inquiet.

Un sourire de satisfaction éclaira le visage cauteleux de l’Italien.

— Bon, dit-il, je vois que vous êtes carré en affaires… Je sens que nous allons bien nous entendre… et puis…

— Autre chose, encore ? demanda Pierre repris par l’inquiétude.

— Il s’agit de votre femme…

Le jeune homme eut un geste d’impatience.

Vous en parlez trop souvent de ma femme, grommela-t-il. Qu’a-t-elle à voir là-dedans ?

Francesco Martorana le regarda tout surpris.

— De la jalousie ! ricana-t-il.

Pierre haussa les épaules.

— Non… mais le forçat n’aime point qu’on lui rappelle à tout moment le boulet qu’il traîne aux pieds.

L’Italien eut un hochement de tête.

— Je vous comprends parfaitement. Mais la question que je vais vous poser est indispensable. Est-elle obéissante ?

Tout en parlant, l’Italien contemplait ses bagues avec attention. Il attachait une grande importance à la réponse de son nouvel ami.

— Ma femme, répliqua celui-ci après quelques instants de réflexion, fera ce que je lui dirai de faire… mais ce seront des conditions à part.

— Vous avez confiance en elle ?

— Elle est incapable de me trahir, déclara-t-il sans hésiter.

— Je veux bien vous croire.

— Et, quand entrerai-je en fonctions ? demanda Pierre.

Dans quelques jours.

Le jeune homme poussa un soupir qui amena un sourire sur le visage de l’entrepreneur.

— Je comprends, dit-il, mais nous devons signer d’abord un petit accord.

Il fit apporter ce qu’il fallait pour écrire.

— Je vais vous le dicter, ajouta-t-il.

De cette dictée sortit le contrat le plus ambigu qui se pût rédiger. A chaque phrase, Pierre fut sur le point de déchirer la feuille de papier pour en jeter les morceaux à la face de l’Italien. Mais il était ruiné, à bout de ressources et force lui était d’accepter les conditions de cet homme, quelles qu’elles fussent.

Quand il eut signé, l’entrepreneur lui dit hypocritement :

— Je suis généreux. Votre situation me touche vraiment, je vais vous donner un acompte.

La physionomie de Pierre s’égaya quelque peu.

— Combien voulez-vous ? fit l’Italien avec un clin d’œil complice.

— Autant que possible : soixante et dix pour cent de mon premier salaire.

— Ce n’est peut-être pas sage.

Il courba la tête, balbutia piteusement :

— Il faut que je rapporte de l’argent à la maison. Je n’ai plus rien.

L’entrepreneur éclata de rire.

— Farceur ! dit-il, vous me donnez là un bien mauvais argument… Je vous préviens vous risquez de perdre l’estime de Francesco en essayant de le tromper.

Et il renfonça dans sa poche la bourse volumineuse qu’il avait posée sur la table, à côté de lui.

Le visage de Pierre se crispa.

— Si je vous donne vingt-cinq piastres, qu’allez-vous faire ? demanda l’Italien d’une voix singulièrement douce.

Et lui frappant amicalement sur l’épaule :

— Allons, ajouta-t-il, dites-moi la vérité… C’est la roulette qui vous attire, n’est-ce pas ?

— Je voudrais me refaire, chuchota le jeune homme.

— Et si vous perdez, il faudra que le signor Martorana dénoue encore les cordons de sa bourse ?

— Je suis certain de gagner, murmura Pierre à voix basse.

— C’est un jeu de hasard, mon ami, vous n’êtes sûr de rien ! Après tout, si vous avez de la chance ajouta-t-il d’un ton qui se voulait convaincu, avec cinquante piastres vous en feriez bien venir mille.

— Mille piastres ! répéta Pierre tout bas, si je gagnais mille piastres !

— Et avec cent piastres, vous pourriez peut-être en gagner deux mille ! ajouta Francesco avec un petit rire moqueur qui ressemblait à un encouragement.

— Vous me donneriez cent piastres ! balbutia le joueur dont les joues se coloraient subitement.

— Je ne suis pas un usurier, moi ! Quand je rends service, je ne lésine pas… voici les deux cents piastres de votre premier mois d’appointements.

Et il étala, une à une, les pièces d’or sur la table.

Fasciné, Pierre étendit les mains avec avidité.

— Un moment, dit l’entrepreneur en protégeant de ses bras le petit magot. Vous allez me signer un reçu en bonne et due forme.

Le jeune homme respira un grand coup. Un reçu, c’était si simple.

Il écrivit, parapha et l’autre lui permit de transférer dans ses poches les onces et les piastres.

— Vous feriez même mieux de ne pas jouer, fit l’Italien, ou du moins, croyez-moi, ne pariez que la moitié ce soir, et si vous obtenez un gain raisonnable, sauvez-vous avec.

— Je suis sûr de ne pas m’emballer, ajouta Pierre, qui ne tenait plus en place.

— Alors, à demain, dit l’entrepreneur en se levant de sa chaise.

— Non, se reprit-il, pas demain. Dans huit jours exactement ; j’ai un petit voyage à faire… Et tâchez de vivre raisonnablement pendant ce temps-là.

Mais Pierre n’entendait plus.

Déjà il grimpait allègrement l’escalier qui conduisait au premier étage.

Martorana adressa un signe imperceptible à un individu correctement vêtu qui, assis à une table non loin de celle qu’il venait de quitter, paraissait plongé dans la lecture du New-York Herald.

— Tu as bien regardé l’homme avec lequel j’étais en train de causer ? demanda-t-il d’une voix brève.

— Oui, répondit l’autre, en italien.

— Tu le reconnaîtras ?

— Oui, sans problème.

— Rejoins-le et joue avec lui… Il a deux cents piastres en poches. Il faut les lui reprendre.

Le regard de l’individu se fit plus attentif.

— Et si je réussis, murmura-t-il, pour qui seront les piastres ?

L’Italien rétorqua avec une expression de mépris.

— Ces piastres sont à moi. Toi, tu seras payé en fonction de tes résultats.

Puis, il enchaîna :

— Allons, va et sois adroit.

Déjà il s’éloignait puis, revenant sur ses pas :

— Fais attention, ce type joue aisément du revolver.

L’autre eut un geste d’insouciance.

Mieux que moi ? fit-il d’un ton narquois.

— Pas de bêtise, ajouta Francesco Martorana, j’en ai besoin.

— Compris, on ne l’abîmera pas… répondit l’autre en tournant les talons.

Mais Francesco lui agrippa le bras.

— Un dernier avertissement : au monte, il retourne le roi avec une constante régularité.

— Merci… mais rien à craindre de ce côté-là non plus. Je ferai en sorte de le retourner avant lui.

Sur ces paroles pleines de promesses, les deux hommes se quittèrent. Tandis que son compagnon montait prestement l’escalier conduisant à la salle de jeu, l’Italien franchissait le seuil du Continental en se frottant les mains.

— Allons, murmura-t-il avec satisfaction, on dit qu’il n’est point de bons généraux s’ils ne sont secondés par de bons lieutenants. Je crois que j’ai trouvé l’homme qu’il me faut et que je pourrais gagner avec lui plus d’une bataille.

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