4. Les grandes manœuvres

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Johnson s’était assis et avait versé à chacun un second verre de Porto. Puis il alluma un cigare avec le plus grand calme ce qui réussit à impressionner Schmidt encore sous le coup de l’émotion.

— Oui, répondit-il. J’ai reçu ce matin, de New-York, des nouvelles importantes que je tenais à vous communiquer moi-même.

— Le syndicat ne serait-il pas satisfait de nos opérations ?

— Ce n’est pas ça. Vous savez bien qu’on ne nous a pas aidés à augmenter le champ de nos opérations personnelles dans l’unique but de nous faire gagner quelques millions de dollars. Il y avait des instructions à venir : ce sont ces instructions que j’apporte avec moi. Du reste, voici la lettre, elle dit l’essentiel en peu de mots.

Conrad Schmidt parcourait avec attention la lettre qui émanait d’un puissant syndicat [5] de banquiers allemands et américains ayant son siège à New-York et des associés en Europe comme en Amérique, sous le couvert desquels ils effectuaient certaines opérations financières. Le sigle « C° » accolé à leurs deux noms sur l’enseigne de la banque, prenait soudain une consistance particulière. Jusqu’à présent, il l’avait surtout perçu comme un moyen de donner une plus grande crédibilité à leur établissement par le biais d’opérations financières propres à les rendre très riches. Officiellement, Schmidt et Johnson étaient, depuis deux ans déjà, des partenaires actifs dans le lancement de grands projets industriels (construction de ligne de chemins de fer, exploitation de mines d’or, de puits de pétrole…). Le bruit courait qu’ils avaient réalisé des bénéfices extraordinaires.

Mais ce syndicat avait aussi des visées occultes qui justifiaient pleinement une parfaite collaboration avec des sous-traitants tels nos deux associés. L’urgence du moment, en la matière, était de faire couler la Compagnie du Canal Interocéanique de Panama.

Une fois l’entreprise abandonnée par son promoteur, Ferdinand de Lesseps, ce dernier serait bientôt dans l’impossibilité de tenir ses engagements vis-à-vis du gouvernement colombien, le syndicat profiterait de la mise en liquidation de l’entreprise pour racheter les titres et les machines afin de reprendre le chantier pour son propre compte.

Cette vision collait parfaitement aux objectifs des États-Unis qui, en vertu de la doctrine Monroë [6], entendaient limiter, à tout prix, l’influence européenne en Amérique latine. D’où l’inquiétude nourrie par le gouvernement américain lorsque la Colombie accorda, en 1876 puis 1878, un contrat de concession à Lucien Bonaparte Wyse, qui fut le point de départ de l’entreprise de la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique. Une compagnie à capitaux majoritairement français, avec les répercussions commerciales et stratégiques qu’elle engendrerait, ne pouvait laisser indifférent le président américain.

« Dans un premier temps, pensa Schmidt, il faudra dépenser beaucoup d’argent pour contrer la Compagnie du Canal mais nous en récolterons mille fois plus dès la réalisation de nos objectifs. »

Pour ce faire, le programme du syndicat semblait sans limites :

  • Fomenter des grèves sur le chantier.
  • Acheter quelques consciences.
  • Faire disparaître les gêneurs.
  • Provoquer des émeutes sur les chantiers… Tout était planifié.
  • Continuer de payer le rédacteur en chef du Star Herald pour qu’il maintienne sa ligne pro-américaine. Depuis l’année dernière où il avait relaté les démarches consulaires françaises, anglaises, belges et salvadoriennes pour obtenir la libération du général Aizpuru, les Français y sont décrits comme pro-révolutionnaires et les Américains comme défenseurs du gouvernement central de Bogota.

Le courrier apporté par Johnson était assez explicite pour donner aux deux associés le cap à tenir. Et, pour la mise en œuvre, on s’en remettait d’ailleurs à leur intelligence, à leur sens pratique des affaires, à leur perspicacité, toutes qualités qui les avaient fait recruter comme chevilles ouvrières de cette extraordinaire coalition. Le syndicat mettrait les moyens nécessaires dans l’affaire mais Schmidt et Johnson auraient une obligation de résultats. La lettre mentionnait clairement qu’un échec n’était pas envisageable… En attendant, il fallait veiller, écrivait le signataire de la lettre, à entretenir des accointances au sein même de la Compagnie du Canal. De nouvelles directives leur parviendraient sous quinzaine selon la tournure que prendraient les évènements.

Pour le moment, un crédit considérable leur était alloué afin d’anticiper l’organisation des évènements à venir propre à servir leurs intérêts à tous.

— Que pensez-vous de cela, dit Schmidt, lorsqu’il eut terminé sa lecture. Je crois que je ne suis pas tout à fait dans mon état normal. Ce diable d’Espagnol m’a serré le cou bigrement fort.

— Moi, dit Johnson, je ne trouve rien d’extraordinaire à ce que le syndicat nous propose.

— Vous voulez dire : nous ordonne.

— Il n’y a pas de différence puisque c’est dans notre intérêt à tous.

Schmidt asséna sur son bureau un formidable coup de poing.

— Je serais content, continua-t-il, de donner une bonne leçon à ces canailles de Français et d’en molester quelques-uns pour leur faire ravaler leur arrogance !

— Dites donc plutôt de leur enlever cette grosse affaire.

— Les deux, repris l’autre.

— Moi, fit Johnson, je prendrais bien parti pour eux, s’ils pouvaient me donner le double de ce que me donnera le syndicat.

Et négligemment, il laissa tomber sur le parquet la cendre de son cigare.

— Pas moi, répliqua Schmidt, je n’ai qu’une parole.

Johnson plissa ses paupières, fixant un regard railleur sur son associé à travers les volutes de fumée de son cigare.

— Ce sentiment vous honorerait, mon cher, dit-il froidement ; malheureusement, vous n’allez pas au bout de votre pensée. C’est la haine qui vous rend fidèle au syndicat… Vous êtes allemand et…

— Eh bien oui : je hais ces Français ! fit Schmidt en serrant les dents.

— Voilà une chose dont je me fous complètement, s’écria Johnson. Si les New-Yorkais se sont engagés avec vos compatriotes, c’est parce qu’ils ont mis dans l’affaire autant d’argent qu’eux.

— Et alors ? Ça m’est bien égal !

Johnson se mit à rire.

Puis sérieusement :

— Prenez garde, dit-il, que votre haine ne vous fasse pas faire de mauvais choix. Si vous devenez imprudent, le syndicat nous remplacera dans les vingt-quatre heures… Et vos compatriotes ne seraient pas les derniers à voter votre exclusion avant d’envisager quelques mesures de rétorsion que je vous laisse le loisir d’imaginer.

Schmidt se ressaisit instantanément.

— N’ayez crainte, dit-il calmement, je serai d’une extrême prudence.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez ! cria Johnson

Les mâchoires de Schmidt se contractèrent brièvement devant l’initiative dont faisait preuve son associé.

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