Le dernier mot
La première fois qu’Écho avait compris que ça allait mal finir, c’était au cours de Buytens – Mademoiselle Buytens, puisqu’il fallait l'appeler ainsi, histoire de passer sous silence un divorce qu'elle n'assumait pas – et ça lui avait fait un fameux choc, parce qu’elle n’avait pas l’habitude de se faire clouer le bec.
Elle s’appelait Éléonore, mais tout le monde l’appelait Écho, à cause d’un stagiaire un peu allumé, en deuxième, qui leur avait fait voir l’alphabet radio. Le rapport avec le programme de français de cette année-là n’était pas flagrant, mais ça avait été marrant, et ils avaient passé les trois semaines qui suivirent à s’interpeler les uns les autres avec les initiales de leurs prénoms : Lima pour Loïc, Fox-trot pour Frédéric et, évidemment, Charlie pour Charles. Seul son surnom à elle était resté. Il faut dire qu’il lui allait bien : quelles que soient les circonstances, quel que soit l’interlocuteur, Écho était connue pour avoir toujours le dernier mot.
Ça lui attirait parfois des problèmes. « Parfois », et pas « souvent », parce qu’elle était par ailleurs agréable à vivre et plutôt bonne élève. Et puis, même si ce n’était pas toujours facile à admettre, elle avait un vrai talent pour avoir raison : elle comprenait tout de suite les situations et montrait un sens profond de la justice de sorte que, quand elle avait donné son avis, il n’y avait le plus souvent rien à ajouter. La plupart des gens s’en accommodaient, y compris parmi les profs. Mais elle n’évitait pas toujours les prises de bec, en particulier avec Buytens.
Mademoiselle Buytens, donc, n’était pas une femme heureuse : son ex-mari, patron d'une grosse boîte publique de production électrique, avait toujours été un coureur, même avant de la laisser tomber. Elle qui avait vécu une vie de femme entretenue jusqu'à la cinquantaine passée avait dû s'improviser une vocation dans l'enseignement sur le tard, passant ses journées à instruire les enfants des autres alors qu'elle-même n'avait jamais pu en avoir. Tout le monde connaissait son histoire. Mais comme elle passait son temps à reporter sa rancœur sur d’autres, en particulier sur ses élèves, ses malheurs ne lui attiraient aucune sympathie. Elle avait l’autorité susceptible et préférait punir un innocent que de laisser un manque de respect lui échapper. Évidemment, Écho était devenue sa bête noire, et c’était largement réciproque.
Ce jour-là, Buytens avait cru surprendre une tentative de tricherie. « Imaginé », en réalité, tant il était improbable que Théo, « le petit Théo », comme tout le monde l’appelait, ait essayé quoi que ce soit d’interdit. C’était le garçon le plus timide de la classe, un gringalet que terrorisait le moindre accès d’autorité. Mais il avait aussi du mal à tenir en place, et le mouvement qu’il n’avait pu contrôler vers la copie de son voisin était tout sauf une manœuvre illicite. Tout le monde le savait, même Buytens s’en était certainement rendu compte mais, une fois qu’elle avait accroché quelqu’un, elle était incapable de faire machine arrière. « Ne me mentez pas, jeune homme ! Je vous interdis de me mentir ! » Elle lui avait tellement hurlé dessus qu’il s’était mis à pleurer, et ses efforts pour se contrôler le rendait d’autant plus pathétique. Même les petites frappes qui le houspillaient d’habitude n’arrivaient pas à profiter du spectacle. Mais personne ne disait rien.
Écho avait tenu autant qu’elle avait pu. Elle savait qu’il aurait mieux valu que quelqu’un d’autre réagisse : elle s’était assez fait remarquer ces derniers temps. Mais personne n’allait réagir, de peur de se retrouver sous le même feu que le petit Théo qui continuait de se liquéfier sous les yeux de tous. Seulement, cette fois, elle avait attendu un peu trop longtemps, assez pour laisser la colère prendre le contrôle.
- Mais enfin, foutez-lui la paix, espèce de vieille frustrée !
Le silence fut instantané et total. Même Théo avait ravalé ses sanglots et regardait sa sauveuse avec des yeux ronds. Buytens était livide.
- Qu’est-ce que vous venez de dire ?
C’était le moment d’arrêter, de tenter une approche rentrante, de s’excuser. En réalité, c’était même un peu tard pour ça, mais il y avait peut-être encore moyen d’éviter la catastrophe.
Écho ne s’arrêta pas. Elle en était incapable. Parce qu’elle était en colère et, surtout, parce qu’elle avait raison. Indéniablement, désespérément raison.
- Je viens de vous dire de lui foutre la paix.
- Vous n’avez pas le droit de… de…
- Non, vous n’avez pas le droit de le traiter comme ça ! Vous savez qu’il n’a rien fait : il n’y arriverait même pas s’il voulait vraiment tricher ! Mais vous ne pouvez pas vous en empêcher, parce que vous savez que vous avez du pouvoir sur lui, qu’il ne va rien dire. Et puis parce que ça vous fait du bien de le traumatiser comme ça ! Mais bordel, c’est pas sur lui que vous devez crier de ne pas vous mentir ! On n’est pas responsable de votre vie de couple ratée !
C’était sorti tout seul, d’un coup. Et, puisque c’était sorti et qu’il n’y avait plus rien à dire, Écho se tut. Évidemment, elle ne s’attendait pas à s’en tirer comme ça.
Il n’y eut pas d’explosion de colère. Pas de foudre tombée du ciel. À la place, Buytens la fixa sans rien dire un long moment, ses deux yeux étrécis comme si elle avait besoin d’ajuster son tir pour viser une biche lointaine et inconsciente du danger, à la différence que ladite biche la regardait bien en face et soutenait son regard. Et puis, elle finit par dire, entre ses dents mais de manière parfaitement audible :
- Tout le monde dehors…
La classe resta immobile. Ce n’était pas tellement que qui que ce soit comptait désobéir – il n’y avait littéralement aucune chance qu’Écho trouve le moindre soutien de ce genre – mais on était à vingt bonnes minutes de la fin du cours, et l’ordre donné était trop insolite pour être suivi sans confirmation.
- J’ai dit : tout le monde dehors…
Il n’en fallut pas plus : le local se vida aussi vite que possible. Au moment de passer la porte, Théo s’arrêta et lança à Écho un coup d’œil désolé, mais il ne s’attarda pas.
En temps normal, Loïc ou Charles aurait protesté, mais tout le monde avait bien compris la gravité de la situation. Et quand les vingt-trois élèves se furent retrouvés dans le couloir, à attendre sans autre consigne plus précise, on n’entendit pas le début d’un bavardage.
Il n’y avait plus qu’elles. Elles ne s’étaient pas lâchées des yeux.
- Ainsi, notre redresseuse de torts a encore pu placer son grain de sel. Vous êtes satisfaite, j’imagine ?
- J’ai dit ce qu’il y avait à dire. C’est tout.
Quelque chose dans le ton de la prof aurait dû l’alerter. En fait, elle s’en était bien rendu compte. Mais il lui était impossible de revenir en arrière. Elle avait dit la vérité et devait l’assumer.
- Et qui, je vous prie, vous a donné l’autorité pour dire « ce qu’il y a à dire » ?
- Pas besoin d’autorité. Votre mari vous rend malheureuse et vous vous vengez sur nous. C’est injuste. Maintenant, punissez-moi et qu’on en finisse. On a une interro.
- Je ne vais pas vous punir.
- Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous êtes obligée !
- Je ne suis obligée de rien du tout, petite conne. Tu m’as reproché d’être cruelle et tu as eu raison : je m’en prends à vous parce que je ne peux pas m’en prendre à lui.
Pour la première fois, elle lâcha Écho des yeux et contempla le ciel blanc par-delà la fenêtre.
- Mais toi aussi, tu as été cruelle, au moins autant. Et j’ai compris quelque chose : tu n’es pas moins seule que moi.
- Qu’est-ce que vous racontez ? J’ai des amis ! On est un groupe ! Je peux compter sur eux !
La prof se retourna de nouveau vers elle, un sourire mauvais au coin des lèvres :
- Ah non, mademoiselle Grande Vertu ! Tu dois dire la vérité, tu te souviens ? Face aux professeurs, face aux petites frappes de la cour de récréation, quelles que soient les circonstances ! Tu ne peux pas commencer à te mentir maintenant que ça te concerne. Qu’est-ce qu’ils font, maintenant, tes amis ? Où sont-ils ? À côté de toi, à te défendre ? Non. Ils ne t’aideront pas. Et tu sais quoi ? Tu les agaces, avec ta croisade de justice. Ils s’en moquent pas mal. Même Théo aurait préféré attendre que j’en aie fini avec lui. Tu les déranges.
Écho la contemplait, bouche bée. Elle mit un long moment à rassembler, peu à peu, ses esprits.
- Vous n’avez pas le droit de dire ça. Vous êtes une prof…
- Peu importe qui je suis. Je vais te dire une chose, mademoiselle « Écho ».
Elle se pencha vers elle, avec lenteur, et Écho comprit qu’à cet instant, Buytens n’avait plus rien d’une prof. Parce qu’aucune prof, même une vieille frustrée, ne lui aurait dit ce qu’elle lui murmura alors à l’oreille :
- Tu finiras seule, Écho. Ils te lâcheront tous dès qu’ils en trouveront l’occasion. Et je serai là à te regarder t’enfoncer, toujours tout droit, comme tu en as l’habitude. Mais je peux te promettre une chose : jusqu’à la fin, tu auras toujours le dernier mot.
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