2.3 Changer
Pdv Solène
Je me réveille et m'étire. J'ai mal partout et mon sommeil n'a pas été très paisible. J'ai un petit peu froid. Je tends la main en gardant les yeux fermés à la recherche de son corps. Ne trouvant qu'un oreiller glacé, je finis par me décider à ouvrir les paupières.
Bien que les volets soient encore fermés et la chambre plongée dans le noir, le peu de lumière m'agresse les pupilles et je ronchonne. Sur l'oreiller voisin, je distingue une pâquerette délicatement posée. Je souris de ce geste.
— Daniel ?
J'appelle mon compagnon. Il doit sûrement être dans la cuisine. Je vois à travers les volets que le soleil est haut dans le ciel. Je traîne sous la couette en l'attendant, triturant ma fleur et me mordillant les lèvres de bonheur. J'ai un peu honte en sentant mes muscles endoloris. Hier, nous avons fait l'amour pour la première fois.
C'était tellement bien. J'avais envie de lui depuis le premier jour. Vu qu'on l'a fait plusieurs fois de suite, je pense que c'était réciproque. Non, je sais que c'est réciproque. Daniel me l'a montré à plusieurs reprises depuis notre première rencontre.
Je suis tellement heureuse. Nous nous sommes dits combien nous nous aimions. Après des moments difficiles, nous nous sommes avoués nos sentiments. Daniel m'aime. Je suis éperdument amoureuse de lui. C'est fantastique.
— DANIEL ?
Mais qu'est-ce qu'il fait ? Il n'a pas dû m'entendre. Je crie plus fort son adorable prénom. Je suis réveillée depuis moins de cinq minutes et il me manque déjà. Je frissonne et me rends compte que je suis encore nue. Je tente de m'enrouler dans la couette pour récupérer le tee shirt et la culotte qui gisent au pied de mon lit. En me redressant, j'aperçois mon bracelet de gestion et trois feuilles sur ma table de chevet.
Curieuse, je saisis les papiers. Ce sont de magnifiques dessins de nous que mon compagnon m'a fait. Il est vraiment très doué. C'est presque des photographies en noir et blanc tellement les détails ressortent. Son geste attentionné me touche. J'ai une chance folle d'être avec lui.
Un bout de papier tombe des œuvres. C'est un mot de Daniel.
— Cette nuit aurait pu être notre vie. J'aurais aimé être ton compagnon. Je t'aime. Je t'aime tellement. J'aurais aimé te faire des enfants. Je ne peux pas redevenir esclave et être torturé. Je ne veux pas mourir. Désolé. Pardonne moi. Je suis lâche moi aussi. Fais attention à toi. Daniel.
Daniel est parti. Il a fui Mère. Je suis seule. Il s'est enfui pour survivre. J'éclate en sanglots en me remémorant la capture d'Inès et l'anéantissement de nos espoirs d'amoureux, réalisant ce nouveau changement de situation. Je n'arrive pas à m'arrêter de pleurer. C'est de ma faute. Je n'ai pas su le protéger. J'ai été faible. Je suis une horrible femme. Je suis un monstre. Daniel avait raison. Je ne vaux pas mieux que Mère.
Il a eu raison de partir. Je ne méritais pas un garçon aussi merveilleux. Comment ai-je pu le garder aussi longtemps malgré les mauvais traitements que je lui ai fait subir ? Il aurait dû me fuir dès les premiers jours. Je ne suis pas digne de lui. Je n'en suis pas digne de porter le nom d'être humain. Je suis abject.
Les larmes coulent abondamment sur mes joues. J'ai quitté la chaleur du lit, fuyant l'odeur de Daniel qui me hante. Je suis assise par terre, les genoux repliés et les bras autour. Je pleure le haut de la tête posé sur mes genoux et le visage dissimulé par mes bras.
J'ai tout raté. Je suis une ratée. Mère a raison. Je ne serais jamais comme elle ou Sabrina. Je déçois tout le monde. Je suis si stupide et sans caractère. Je suis insipide. Comment Daniel a pu vouloir de moi ? Il devait être désespéré. Il m'a fait l'amour pour pouvoir fuir. Une sorte de cadeau d'adieu.
Je l'ai traité si mal. Je l'aime depuis le premier jour. Il est si doux, si drôle et si beau. J'ai laissé Mère le frapper. Je ne l'ai pas défendu. À plusieurs reprises, je me suis tue par peur de Mère. J'ai même puni Daniel alors que mon cœur en était brisé. Je me suis conduit comme une lâche. J'ai suivi les ordres de Mère comme un mouton, sans réfléchir.
J'ai toujours obéi à Mère sans m'opposer. Pour éviter les coups et pour avoir à manger. J'ai été une bonne fille bien sage. Pourtant, jamais je n'ai réussi à lui plaire. Mère idolâtrait Sabrina. Mon piètre patrimoine génétique a déçu dès mes premières minutes de vie. Mère aurait dû m'abandonner et me confier à un orphelinat.
Elle a fait preuve de bonté en me gardant. En m'élevant malgré ma stupidité et mes défauts. Elle m'a même offert l'un des meilleurs reproducteurs de l'année pour mes seize ans. Et moi, je n'ai pas su en prendre soin. Je lui ai fait du mal. Il m'a fui.
Le soleil est haut dans le ciel et je n'ai toujours pas bougé de ma torpeur. Mon estomac crie famine. Mes muscles sont endoloris du sport de la veille et de ma position statique. J'ai mal. Partout. J'ai envie de rester là sans bouger, jusqu'à ce que la faim me fasse tomber dans les pommes et me tue à petit feu.
Le téléphone sonne soudain. Je reste immobile. Quelques minutes plus tard, les sonneries recommencent. Encore et encore. C'est la septième série d'appels. Je me traîne au combiné pour avoir enfin la paix.
Une voix craintive me demande de confirmer que je suis bien Delta Solène, de l'État 25, Fille d'Alpha Sophie, Vice Suprême et dirigeante de l'État 25. Je me demande bien ce que cette femme me veut et je réponds d'une voix agacée.
La voix hésitante et bafouillant finit par me faire comprendre qu'elle est une infirmière de l'hôpital central de l'Etat 29. Mère a été transportée là-bas suite à ses blessures. J'ai un flash-back de l'attaque d'hier soir. J'avais totalement oublié Mère.
La femme m'informe que Mère a subi une opération dans la nuit et vient de sortir de la phase de réveil. Ses blessures sont graves, Inès ayant atteint plusieurs organes importants comme le foie et les reins avec son couteau, incisant au niveau des vaisseaux sanguins importants du ventre et du dos. Cependant, les jours de Mère ne sont plus en danger.
Je suis totalement à côté de la plaque et je bredouille. La femme prend cela pour de l'émotion. En réalité, je suis comme déconnectée. Je n'assimile pas les informations qu'elle me donne. L'infirmière finit par me passer Mère qui exige de me parler. J'entends ma génitrice hurler ses ordres sur la pauvre femme.
Mère me demande d'accéder à sa maison et de gérer temporairement ses dossiers en cours. Je suis la seule personne pouvant entrer chez elle sans autorisation et en plus, étant sa secrétaire, je connais les dossiers et ses mots de passe. J'acquiesce auprès de Mère sans réaliser ce qu'elle m'ordonne. Je finis par raccrocher, totalement éberluée.
Je reste immobile, adossée au mur durant trois ou quatre minutes. Je tente de reprendre mes esprits. Je me refais le film de ma vie, de mon enfance à ma rencontre avec Daniel. Des deux derniers mois, de la veille et de la discussion que je viens d'avoir avec Mère. Je relis le mot que Daniel m'a écrit au moins dix fois. Il m'aime. Il a fui Mère pour survivre. Il voulait vivre avec moi et que nous ayons des enfants.
Je n'ai plus envie de pleurer. Je réalise que mon malheur actuel et passé est entièrement de la faute de ma passivité et du manque d'amour de Mère. J'aurais pu ne pas lui obéir. J'aurais pu fuir avec Daniel bien plus tôt. Si j'avais été forte.
Il est temps que cela change. Il est temps que je prenne les rênes de ma propre vie et cesse de me laisser rabaisser par Mère. Je suis quelqu'un de bien. Quelqu'un qu'on peut aimer. Comme Sabrina m'a aimé et comme Daniel m'aime. Mère a tort. Sabrina croyait en moi. C'est à cause de Mère que ma sœur s'est donnée la mort. Je ne suis pas une moins-que-rien. C'est Mère qui est un monstre. Je suis Delta Solène, et je vais être à la tête de l'État 25 durant l'hospitalisation de Mère.
Aujourd'hui, j'ai une idée de ce que les reproducteurs subissent. En me posant ses entraves, Daniel m'a permis de comprendre. Certes, il ne m'a jamais battu ou fait le moindre mal. J'ai toujours été nourrie et bien traitée. Mieux que je ne l'ai fait moi-même envers lui. Daniel a fait preuve de bonté et de compassion à mon égard. Il est temps que je me montre digne de lui.
J'ai menti à Mère sur la présence de Daniel. Elle le croit encore chez moi, prêt à être récupéré. Tant qu'elle ignorera sa fuite, il pourra se sauver loin d'elle et se mettre en sécurité. Avec un peu de chance, il rejoindra les rebelles. Je dois tout faire pour l'aider, en dissimulant sa fuite. Personne ne doit savoir qu'il est loin. Plus longtemps cela sera secret, plus il aura de chances de s'en sortir. Je lui dois au moins cela.
Je sèche mes larmes. Je me redresse. Pour l'instant, Mère est encore à l'hôpital pour une semaine. Elle vient de me dire d'aller chez elle pour récupérer son ordinateur et des dossiers. Je vais lui obéir pour ne pas attirer ses soupçons. J'aurais accès aux données des services de police et si je vois passer quelque chose concernant Daniel, je pourrais intervenir.
Oui, je dois changer. Pour Daniel qui m'aime. Pour Sabrina qui croyait en moi. Pour moi qui n'en peux plus de tout gâcher. Je peux être forte. Je peux tenir tête à Mère. Je dois réfléchir comment, mais je suis sûre que je peux y arriver.
Je fonce dans la salle de bains et me maquille pour dissimuler mes yeux rouges. Je m'habille avec soin et remets mon bracelet de gestion. Daniel voulait m'enlever ses entraves, cependant, sans l'accord de Mère, cela est impossible. Je les dissimule de mon mieux sous des vêtements longs et avale un morceau avant de prendre le bus pour me rendre chez Mère.
Lorsque j'arrive, les deux reproducteurs affolés et enchaînés baignent dans leurs excréments. Ça fait une semaine qu'ils sont attachés là, avec juste assez de nourriture pour tenir. Dégoûtée par l'odeur, je ressors immédiatement pour vomir. Puis, je me reprends. C'est l'heure du premier changement.
Je referme la porte et détache les deux hommes. Sur un ton ferme, je leur dis de nettoyer leurs déchets. Je vais à la cuisine et fais cuire un plat de pâtes rapidement. Je leur donne à manger et je dicte les nouvelles conditions. Mère est souffrante. Ils doivent rester ici et entretenir la maison. Interdiction de sortir sauf dans le jardin clôturé. Je leur amènerais de quoi manger chaque semaine. Ils doivent soigner leurs blessures et prendre soin d'eux. Mère les veut propres et en forme pour son retour.
En réalité, je veux qu'ils puissent manger à leur faim et se reposer. Je ne peux pas les libérer sans attirer la curiosité. Je peux au moins leur permettre de reprendre des forces. Je récupère l'ordinateur de Mère dans son bureau ainsi que les dossiers les plus importants et j'emprunte une de ses grosses berlines pour rentrer chez moi.
Ce que j'ai fait pour ses reproducteurs est une première étape. Je dois réfléchir à un plan d'action. Comment faire pour que Mère ne puisse plus me contrôler et faire du mal à Daniel. Je me torture l'esprit pour trouver une solution. Le choc d'une entrave de poignet sur le verre de la table me fait penser à une possibilité affolante mais géniale. Mais pour y arriver, je dois tout mettre en place pendant que Mère est à l'hôpital.
Je respire un grand coup pour calmer mes tremblements et installant l'ordinateur de Mère sur la grande table du salon, je l'allume et commence à éplucher ses e-mails et ses dossiers. Je m'intéresse particulièrement aux informations qu'elle a sur les rebelles, à ses complices de coup d'État et au fonctionnement de ses services de Police.
J'envoie un mail de sa part, comme elle me l'a ordonné, aux femmes des services de l'ordre. Toutes informations concernant les enquêtes et les manœuvres contre les rebelles doivent passer d'abord par Mère. Elle s'attend à des actions de soutien envers Inès et veut les faire étouffer dans l'œuf. Mais comme elle n'est pas là, c'est moi qui vais gérer les données. Je vais pouvoir empêcher quelques ordres de captures de rebelles. C'est un début.
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