Chapitre 1 - Addison, trois années plus tôt

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Ma mère m’a toujours traité de sorcière, de criminelle et de sauvage.

Pourtant, ça ne m’atteignait jamais. Et étant donné ce que je m’apprête à faire, peut-être que ça aurait dû.

Perchée sur la branche la plus haute d’un arbre, j’essaie de discerner à travers l’épais feuillage le champ de Siras. Il y élève plus d’une quarantaine de brebis, de toutes les sortes. Un sourire étire mes lèvres quand je découvre que j’ai actuellement le champ libre.

La branche me griffe la joue et je tombe au sol dans un bruit sourd. Ce n’était absolument pas prévu. Je peste et entrouvre les paupières, portant une main à ma joue. La sensation de la blessure sous mes doigts me fait grimacer alors que je m’efforce de me redresser, chancelante, une main appuyée contre l’arbre dont je suis tombée. J’appuie l’autre sur ma hanche, tentant de recouvrer mes esprits. Si mon instituteur Karon avait été là, il m’aurait dévisagé à travers ses petites lunettes rondes et m’aurait réprimandé de sa voix douce et rocailleuse : « Il faut que vous appreniez à regarder autre chose que votre nombril, Mademoiselle. Cela vous servira dans la vie, plus que vous ne le pensez. »

J’ai compris le sous-entendu sans chercher plus profondément. Le vieil homme parlait de mon père, le grand roi de Loukandra. La plupart de sa population se meurt et lui ne s’en soucie pas le moins du monde. Il est bien trop préoccupé par sa vie sexuelle, et pas celle avec ma mère. Si elle était au courant, je crois qu’elle se retournerait dans sa tombe.

Ma vision se fit plus nette et je récupère ma dague tombée à terre. Mes cheveux roux sont remplis de terre et de morceaux de bois, alors je les secoue doucement. Une mèche me colle à la joue, mais je n’y fais pas attention, trop occupée à me tenir dans l’ombre de l’arbre, accroupie. Avec un peu de chance, Siras ne me verra pas et ne se rendra pas compte de la disparition de l’animal avant ce soir, où il les comptera, comme toujours.

Je vérifie une dernière fois par précaution et me lance, courant le plus vite possible, du haut de mes petites jambes. Je porte un mouchoir imbibé d’un liquide et la brebis se dérobe. Le cœur battant, je l’attrape, vérifiant qu’elle est bien endormie, et court jusqu’à l’arbre. Là, je m’allonge par terre, la respiration hachée. La sueur coule le long de ma tempe, et bientôt, un sourire béat étire mes lèvres. J’ai réussi. De la satisfaction, ainsi que du soulagement gonflent mon cœur de bonheur et de fierté. Ma position est encore dangereuse alors, je me redresse, attrape la bête et me dépêche de partir à la rencontre d’Aren. Il m’attend à notre point de rendez-vous préféré, dans la petite clairière, derrière les arbres.

Ma gorge se serre d’émotion quand je le vois. D’après mes plus lointains souvenirs, il a toujours été là. Petits, on courait dans les plaines ensoleillées du Royaume et on plongeait dans une source claire. Ensuite, on s’amusait à se cacher dans l’étable, jusqu’à ce que son père, fermier de générations en générations, nous trouve et nous gronde. On soudoyait aussi des bonbons à Karon, quand on le pouvait. Je n’avais pas le droit de l’emmener au château, alors c’était moi qui avais forcé mon vieux professeur à le rencontrer. Je lui avais dit qu’il était intelligent et qu’il méritait qu’on l’entende. C’était la vérité, et ça avait marché. On l’avait rejoint chez lui, il nous avait servi du lait de chèvre encore chaud et on avait écouté ses histoires. Il avait une magnifique fluidité de langage, malgré le milieu dans lequel il avait grandi. Il n’était pas vulgaire, loin de là, mais il avait une transparence dans ses propos qui me faisait sourire. J’adorais découvrir notre monde dans ses yeux.

Il est assis en tailleur, pareil à un enfant sage. Ses mains reposent sur ses genoux, et je me surprends à remarquer comme il a pris du muscle, depuis la dernière fois que je l’ai vu. Je me jette dans ses bras et ceux-ci me serrent contre lui.

On se détache et il s’extasie devant une si belle prise. Il me pose des questions tandis que je positionne la bête entre nous. Si Père nous voyait, je crois qu’on se ferait assassiner. Il fait partie des classes plus pauvres, alors, moi, la princesse Addison, oser lui adresser la parole ? Je n’avais pas et n’en ait jamais eu le droit. C’est pour ça que j’ai si peu d’amis. Les riches et les bourgeois sont insupportables, hautains et narcissiques. Tout ce que je déteste, en somme. Avec Karon, on se moquait souvent d’eux, cachés sous des tables. Enfin, c’était avant. Parce que maintenant, il est malade. Je vais le voir tous les jours, mais mon père me dit d’arrêter de perdre mon temps avec cet imbécile. « Il est vieux. Il va mourir, me disait-il, un grand sourire aux lèvres. » Et ensuite, il éclate d’un rire gras avec tous ses amis.

Je le déteste.

J’entreprends de sortir ma dague de ma poche et me met à genoux, regardant le ciel. Je pose le couteau à terre, porte mon index puis mon auriculaire à mes lèvres, un par un, et les lève vers le ciel, en tenant tous les autres pliés. Mon compagnon me regarde faire, intrigué. Comme il fait partie des classes pauvres de notre Royaume, il n’a pas le droit à l’institution des religions. Dans les quartiers où il vit, les habitants ont chacun des petites croyances, mais rien d’officiel. Ils font comme ça leur chante. Encore un autre problème à ajouter à la liste de ce que mon père devrait arranger, mais qu’il ne fait pas.

Après avoir religieusement remercié Vivienne pour nous permettre de manger à notre faim, je porte le couteau au cou de la brebis tout en citant :

— Que la puissance et l’abondance viennent grâce à la divinité en blanc de Loukandra.

Et j’enfonce l’arme dans sa gorge. C’est rapide et je garde mon sang-froid. Le sang dégouline sur mes doigts et je retire le couteau. Pendant ce temps, mon meilleur ami prépare un petit feu. On la fait cuire dessus et on se réchauffe les mains en riant. Il fait froid, c’est l’hiver, et je sais comme c’est difficile pour Aren et toute sa famille. Il y a tant d’habitants de l’île dans son cas… Cela me désespère.

En entendant que la viande cuise, on papote. Il me raconte comment les gardes royaux ont fouetté son frère en public, s’étant fait prendre à voler une pomme. De pire en pire… De mon côté, je lui raconte que Karon m’a prêté un vieux manuscrit qui raconte l’histoire de notre déesse Vivienne. Il parait que son mari ne serait jamais venu le jour de son mariage, et ça serait pourquoi elle est toujours représentée en blanc, figée à tout jamais dans sa robe de mariée.

— Si tu savais comme j’aimerais découvrir tes cultes… lâche-t-il. J’ai déjà de la chance de pouvoir aller à la petite école, maintenant, je sais lire et pratiquement écrire, mais il me tente tellement d’avoir les mêmes droits que toi…

Je pince mes lèvres et lui serre l’épaule de la main, lui montrant que je le soutiens.

— On y arrivera Aren, je te le promets.

Il y a quelques mois, on a décidé qu’on allait s’enfuir dans une île plus libre. Divinity, par exemple. Ou alors God Forest. Nous n’avons pas encore décidé exactement la destination, mais nous essayons de préparer un radeau pour traverser l’océan, en secret. Difficile quand on est la princesse royale.

Quand la viande est prête, j’en découpe des tranches. J’en enveloppe les trois quarts dans mon foulard et je lui tends.

— Pour ta famille.

Il m’adresse un hochement de tête, sans me remercier, mais je sais qu’il n’en pense pas moins. Il a juste honte qu’une personne du rang tel que le mien l’aide, lui, le garçon qui, à quinze ans, n’arrive toujours pas à faire subsister sa famille.

On mange les tranches qui restent. De temps en temps, il sort une blague et je m’étouffe avec ma nourriture tant il me fait rire.

On était heureux.

Et si on m’avait dit que quelques jours plus tard, il se ferait enlever par les gardes dans la nuit pour l’obliger à faire la préparation pour devenir garde royal, je crois que je ne l’aurais pas cru.

Sauf que je n’ai jamais su pourquoi il avait été enlevé. Je suis restée dans l’ignorance pendant des années, jusqu’à…

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