chapitre 8
Et puis un soir, Enzo Agnesi était là.
Inutile de présenter à la lecture d'Elizabeth ce père que nous, nous avions oublié. J’imagine qu’elle connaît cette partie de l’histoire mieux que moi, renseignée par Vincent ou par Adelina. Ce qu’elle ignore, c’est la façon dont il a fait irruption dans nos vies. En un instant, tout ce qu’il restait de nous en tant que famille a explosé.
Maman a ouvert la porte d'entrée. Son dos nous a annoncé : « Évelyne, Vincent… Voilà votre père, Enzo. » Je ne saurais dire quelles sortes d’énergies se sont mises à vibrer et à s’entrechoquer entre nous tous, à ce moment. Maman a eu l’air soulagée. Étienne vaincu. Vincent abasourdi. L'intrus conquérant. Moi, je l’ai d’emblée détesté. J’ai choisi mon camp. C’était samedi, je me suis enfuie pour passer la nuit chez une amie, à qui je n’ai rien osé dire.
Étienne est venu m’y rechercher le dimanche soir :
— Ton père est parti. Vincent ira chez lui étudier à Rome, l’année prochaine. Viens, on rentre.
Le reste de l’année scolaire s’est déroulé dans la tristesse. Qui avait fait venir cet homme chez nous ? Je les détestais tous.
Je m’interromps d’écrire.
Une fois la porte de la mémoire entrebâillée, les images se sont enchaînées, me transportant vingt à trente ans en arrière avec une surprenante clarté. Je ne serais pas étonnée de croiser dans le miroir la jeune fille que j’étais. J’ai, dans la poitrine, son cœur serré de rage. Pourtant, je viens à peine d’exprimer ma vérité que déjà mon angle de vision change : mon cœur se fend d’amour pour cette mère que j’ai condamnée sans indulgence, et je perçois la détresse du garçon sommé de faire un choix déchirant du jour au lendemain. Je me rends compte que le strict exposé des faits ne suffira pas à clore le sujet « enfance ». Il faudra bien que je dépasse mes sentiments manichéens pour essayer de comprendre les trajectoires des uns et des autres.
Je déplie difficilement les jambes et le dos, en m’aidant du mur, le temps qu’un étourdissement passe.
Vincent prenait des mines de conspirateur, en relevant son courrier provenant d’Italie. Je savais par les jeunes frères et sœurs de mes amis qu’il se rehaussait au collège de sa bonne fortune, si bien que tout le monde était au courant maintenant, qu’on avait un autre père. On chuchotait dans la rue à notre passage. Ma mère portait fièrement son indignité. Tête droite et balancement des hanches, elle semblait provoquer le qu’en-dira-t-on, là où certains, pourtant, auraient été disposés à plaindre la fille-mère ayant perdu une de ses enfants. Une fois, poussée à bout devant son air de « devoir accompli », je lui lançai :
— Comment as-tu pu faire cela à papa ?
Elle me répondit, réalisant une confusion délibérée entre les deux hommes de sa vie, glaciale :
— Ton père aurait sauvé Marta, avec son argent et ses relations. J’aurais dû partir seule et vous laisser avec lui en Italie. Vous auriez été heureux tous les quatre.
J’ignorais à quel point ces paroles terribles faisaient écho à sa propre jeunesse, car son autre drame ne m’a été dévoilé que des années après, quand toutes nos vies avaient déjà été jouées… quand il m’a échu, après son décès, de trier ses possessions.
Ma mère était juive. Lorsque nous sommes revenus à Nice, elle cherchait la trace de ses parents disparus. Je ne distingue plus, dans le récit que j’ai reconstruit, ce qui est issu des papiers de maman, de mes apprentissages scolaires, des investigations que j’ai moi-même entreprises ensuite, ou encore des révélations d’Étienne.
Annotations
Versions