chapitre 16

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J’ai à peine passé la porte de l’établissement que je vois le directeur se précipiter pour soumettre la pauvre hôtesse à la question. Je m’amuse comme une gamine. Je m’oriente droit vers Adrian, auquel je raconte avec entrain le bon tour joué à mon méchant frère qui veut m’emprisonner. Nous renouons instantanément le lien de confiance instauré la veille. Une connexion entre deux êtres cabossés…

J’ai l’impression de pouvoir tout lui dire.

Adrian insiste pour que je réitère mon évasion en sa compagnie. Nous nous dirigeons donc vers le village, sans être le moins du monde inquiétés. Le plaisir de l'école buissonnière. Au retour, je remarque qu’une vigie postée sur le perron s’éclipse pour avertir de notre présence. Mes facéties doivent soulever une belle pagaille.

Brutalement, l'urgence de la situation me revient, assombrissant mon humeur. Je prétexte l'entretien du lendemain avec l’expert psychiatre pour quitter Adrian. Il faut que je me prépare. Mais imon tout récent camarade refuse de me laisser seule et s’impose dans ma chambre. Là, après quelques secondes de réflexion, il se lance dans une composition tout à fait convaincante de médecin hautain, sournois et pointilleux. De singeries en boutades, il m'attire dans son jeu. Nos éclats de rire diminuent et nous nous appliquons, jusqu’à habiter les personnages de notre pantomime.

Les questions d’Adrian me bousculent. Même s'il ne connaît rien des raisons profondes de ma présence ici, il vise juste. Je me remémore les conseils d’Elizabeth afin d'élaborer les réponses qu'on attendra de moi. Faute d’un vocabulaire suffisamment riche, nous utilisons tous les deux des mots dans nos langues. Je risque d’être limitée, moi dont la thérapie s’est jusque-là déroulée en français. Le faux psychiatre balaye l’argument en se mettant à italianiser son anglais. Je l’imite et la séance se termine en « Commedia dell Arte ». Un témoin impromptu jurerait que nous sommes bons à interner… Nous sommes déjà internés.

La journée passée avec Adrian a apporté un dérivatif à mon angoisse. Je me présente étonnamment détendue à mon rendez-vous. Le médecin qui se lève pour me serrer la main parait tout le contraire de celui qu’Adrian a incarné. Je note avec un brin de sarcasme qu’il est petit, replet, que sa voix est douce, son regard attentif au-dessus des lunettes posées au bout du nez. Il commence :

— Qu’avez-vous fait cette semaine ?

Je ne manque pas de remarquer le peu d’originalité des psychiatres dans leur prise de contact, mais pour cette fois, je ne pouvais rêver meilleure ouverture. Je lui parle d’un concours de poésie auquel j’ai participé, de mes longues promenades. Je m’appesantis sur les souffrances d’Isabella et d’Adrian, avec qui nous avons partagé nos expériences. Le docteur consulte le dossier qu'on lui a fourni d’un air perplexe : il essaye de faire coïncider le diagnostic qui s’y trouve avec la personne qu’il a devant lui. Il marmonne :

— Je vois que vous ne prenez plus de traitement…

Je concède que j’ai brièvement eu besoin de reprendre des médicaments après avoir brutalisé Adelina. J'en exprime des regrets d'autant plus convainquants qu'ils sont sincères. Puis je tisse sans vergogne sur la trame qu’Elizabeth m’a préparée : je suis consciente de ma toxicomanie, j’ai dépassé l’étape du manque, j’espère que l’épreuve de la colère est derrière moi, j’ai encore beaucoup de travail à effectuer en thérapie pour avancer… Je me trouve plutôt bonne. Mais la remarque suivante m’avertit que le bonhomme est moins crédule que je ne l’escomptais :

— Votre frère est très inquiet pour vous.

Je ne montre évidemment rien de ma rancoeur envers Vincent :

— Je sais qu’il est très fâché et qu’il a honte de moi. Moi aussi j’ai honte de ce que je suis devenue. Et pourtant il m’a offert la possibilité de me faire soigner. Alors je vais me battre pour lui prouver qu’il a eu raison… Si j’en suis capable.

Le trémolo dans la voix me surprend moi-même. Mais j’en ai sans doute trop fait. Il me scrute par-dessus ses demi-verres.

— Je vois que vous bénéficiez de l’appui de la Comtesse Sanpierri. Vous l'avez mentionnée tout à l’heure. En quoi croyez-vous qu’elle puisse vous aider exactement ?

Je respire mieux. Je peux lui décrire avec une absolue sincérité les sentiments que j’ai développés envers Adelina, tels que je les ai décryptés grâce à Elizabeth.

Lorsque j’en termine, le psychiatre refait résolument une pile des documents qu’il a étalés sur le bureau. Il me tend la main :

— Mademoiselle Rugani, je vais faire part de mes conclusions à mes collègues. Je vous souhaite bonne chance pour la suite.

Rideau.

J’ai appris plus tard que la réunion en staff médical avait été plutôt orageuse. Le médecin s'y était montré furieux d’avoir été instrumentalisé dans une lutte entre, d’une part, Vincent et les services de la clinique, d’autre part Elizabeth et Adelina. Il n’avait pas été dupe une seconde de mon interprétation de patiente en voie de guérison : ce qui l’avait convaincu, en dernier recours, de surseoir à mon placement était mon intérêt récent pour les magazines féminins, qui était « encourageant dans une démarche de réappropriation du réel » ! Elizabeth, ignorante de mes initiatives des deux journées précédentes, en était restée stupéfaite. Mon stratagème, détourné de sa cible, avait par le plus grand des hasards atteint son but.

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