chapitre 17
Dimanche, Elizabeth m’a remis le carnet auquel nous n’avions plus eu recours depuis ma sortie de la clinique. Je relis avec beaucoup d’émotion mes pages oubliées durant quelques mois, et prends conscience du chemin parcouru. À ce stade, ma confiance envers ma psychothérapeute est totale. Nous avons arpenté ensemble les routes de mon enfance. Elle m’a amenée à reconnaître comment chacun de mes proches y a pris sa part de victime et de coupable. Nous avons exploré les déterminismes et les mécanismes qui ont engendré les actions des uns et des autres. Je veux être en paix avec eux tous. Je pardonne à mon père. Je pardonne à ma mère, et aussi à Étienne. Je les comprends. Je pardonne à Vincent, même. Vincent, qui a accepté de fort mauvaise grâce de se rendre aux arguments d’Adelina, mais qui a fini par lui laisser toute latitude pour s’occuper de moi.
J’habite maintenant à Florence. Ma chambre, au deuxième étage, donne sur un jardin à l’italienne. Des haies de cyprès encadrent un tableau de pelouses, détourées par des buis taillés courts, autour d’un bassin. Des statues de nus. C’est très joli. C’est très scénarisé. C’est très ennuyeux. Au demeurant, la vue disparaît derrière de lourdes tentures dorées retenues par des chaînettes à pompons. La comparaison avec la maison de la mer, où nous vivions aussi bien dehors que dedans, m’est pénible, seulement l’hiver venant, il avait fallu fermer Cecina et donner ses congés à Massimo.
De prime abord, je me sens intruse dans cette ville dépourvue de tout charme méridional. Notre quartier d’hôtels particuliers me glace : des avenues désertes bordées d’immenses façades ocre scandées de colonnes ornementales en pierre grise, aux lourdes portes d’entrée sculptées, dimensionnées pour le passage des fiacres. Ici, on s’habille se promener, et on adresse un aveugle salut cérémonieux aux vitres teintées des voitures de maîtres qui roulent. Je me sens écrasée, épiée à tous les étages, derrière les hautes fenêtres à meneaux. La vieille ville paraît plus chaleureuse avec ses couleurs, ses ruelles, ses balcons ouvragés, mais c’est un trompe-l’œil, une comédie, un décor restauré à grands frais. Les pavés réguliers aux arêtes tranchantes brillent comme si on les nettoyait derrière chaque piéton. Les pâtisseries et les chocolats dans les vitrines sont disposés comme pour la revue. Un touriste égaré provoque chez les autochtones des mines excédées. Même la campagne toscane, avec ses alignements de vignes, ses collines douces et ses domaines ceinturés de conifères, semble composée par un maître-peintre dénué, non de talent, mais de fantaisie.
L’hôtel particulier de Florence se trouve à presque deux heures de route du cabinet d’Elizabeth. Nous avons donc convenu qu'elle viendrait passer un dimanche par mois avec nous, et que nous nous rendrions à Pise pour mon autre consultation bimensuelle. Adelina ne pourra pas m’accompagner la semaine prochaine, car elle est revenue de chez Vincent avec un rhume que l’aînée des petites lui a transmis et qui l’affaiblit beaucoup.
En fin de séance, quand ma psy a tendu le carnet, j’ai attendu qu’elle m’informe de ce qu’elle en escomptait. Elle a seulement plissé les yeux d’un air espiègle, façon de me signifier que le moment était venu d’aborder les autres blessures… Je m’aperçois que je m’étais habituée à une certaine tranquillité dans ma thérapie. Depuis dimanche donc, j’ai les nerfs à fleur de peau. Pour m’extraire de cette nouvelle tension, je dors beaucoup, mais je sais bien que l’alternance nervosité/sommeil ne m’exonérera pas de la tâche qui me guette : celle de replonger dans les souvenirs de cette période où je me suis perdue.
Que serai-je capable de livrer au jugement d’Elizabeth ? J’ai tellement besoin de sa considération. Or ma vie de femme n’en mérite aucune. Je chasse souvent de mes pensées les images des hommes qui l’ont traversée, quand elles m’assaillent en même temps que mes seins se gonflent et que mon entrejambe se crispe par spasmes. Sentiment désormais familier de nostalgie coupable.
J’attrape carnet et crayon avec détermination, persuadée qu’il est temps de me débarrasser de la corvée, et surtout de passer à autre chose. Les premiers mots destinés à la lecture d’Elizabeth seront les plus laborieux à expulser. J’anticipe un syndrome de la page blanche.
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