chapitre 36
Depuis trois jours, je suis enfermée dans ma chambre, l’esprit flottant entre deux eaux. Ils sont tous partis aider à Cecina : Adelina veut redonner du lustre à la vieille maison qui m’a accueillie au débotté, l’été dernier. Ils m’ont laissée avec Mimi, qui préfère « rester dans ses petites affaires ».
Cela me soulage, car je ne pouvais plus supporter leur présence ni même leur voix à travers la porte. Aucun d’entre eux : Elizabeth qui avait trahi mes confidences, Adelina qui avait manœuvré derrière mon dos, Vincent qui avait accepté l’idée de m’enfermer, Paulette qui me poursuivait jusqu’ici pour salir le souvenir de mes amis. Et pourquoi ? Pourquoi m’ont-ils infligé cela ? Pourquoi ne pas m’avoir laissée guérir ? Faut-il que je meure pour de bon ? J’aurais voulu y passer cette nuit-là, moi et pas elle. La pensée du suicide m’a déjà tenaillée. J’ai déjà éprouvé cette insupportable douleur physique et morale. J’ai déjà effleuré tant de fois l’autre côté. J’ai déjà voulu me noyer au fond du désespoir. Je connais maintenant que ma nature ne le permet pas. Je n’ai ni l’énergie ni le courage d’en finir. De vivre, pas plus. Pas avec l’idée qu’ils savent tout de moi. Je sens que cette fois encore je devrai abdiquer devant la vie, me rendre à son injonction d’avancer coûte que coûte.
Je songe à partir. J’ai un peu d’argent liquide. Je pourrais m’installer dans une pension au bord de la mer, trouver un travail de serveuse pour la saison d’été. Ou rejoindre Adrian dans un bateau et prendre un nom de scène. Rêves de fuite adolescents… À quarante ans, on sait bien qu’on ne devient rien sans papier, sans appui, sans argent, sans travail. On ne fait que trimballer sa pauvre histoire ailleurs. Je devrais rentrer en France, me dénoncer, assumer mes actes. Peu m’importe la réputation de Vincent, il sera le premier ministre avec une sœur meurtrière, et après ? Je veux revoir mon papa une dernière fois, qu’il me serre dans ses gros bras pour me donner le courage. Respirer son odeur. Je ne peux pas le laisser me pleurer, alors qu’il n’a plus que moi. Je confierai le château à LP. Les parents de Cécile arrêteront de la chercher. Je paierai pour mon crime.
Je ferai part de ma décision à Adelina quand elle sera de retour.
Mimi me surprend en ouvrant la porte que j’avais pourtant cru verrouiller. Elle ramasse le plateau posé à terre dans le couloir et le met sur la coiffeuse. Rapporter en cuisine les repas intacts ne la décourage pas le moins du monde. Tendrement, elle cueille ma main sur le couvre-lit pour y exercer une légère pression de ses doigts rêches en m’informant qu’Adrian a téléphoné plusieurs fois et que l’amie d’Adelina, la vieille aristocrate, souffre du retard pris dans son courrier. Et puis elle disparaît.
Alors je sors de ma retraite, à reculons. Je réussis à simuler de l’intérêt pour le texte d'Adrian, une histoire de route 66 entre Londres et Édimbourg sur fond de foot ou de rugby, je ne sais plus, un plaidoyer tiré par les cheveux pour la réconciliation du Royaume-Uni.
Je fais sa lecture à mon employeuse.
Puis, je rentre dans une maison vide, où il est devenu inutile de se cacher. J’erre. Sans doute ai-je trop dormi, ou trop mangé après ces jours de jeûne – mon estomac est durci comme une balle de tennis et douloureux —, je n’envisage même pas de me rallonger.
Je ressens le besoin vital, tyrannique, de remplir des pages de mon carnet. J’ai créé une nouvelle dépendance, en exutoire aux situations nerveuses extrêmes : l’épanchement littéraire stérile. J’avais déjà commis un roman, après un grand chagrin d’amour, que j’avais intitulé « De la séduction ». Outrecuidance dans le titre. Vacuité dans le fond. Je ne suis pas dupe. Je voudrais être capable d’approcher à nouveau la magie des mots, de me perdre dans l’écriture poétique, de m’oublier en donnant corps à des fables. Comme autrefois.
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