Panda et berlingots (théâtre)

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Une femme assise sur une chaise, face public. Un autre personnage, debout à deux mètres derrière elle. Elle regarde fréquemment quelque chose sous ses pieds.

JAMILA : On parle du désespoir. Oh pas beaucoup, mais quand même. A la télé, dans les chansons, beaucoup dans les chansons d’ailleurs. On en parle aussi dans les livres, parfois. On en parle beaucoup. Rarement dans les familles, c’est vrai. Mais quand même. Un expert du deuil, une psychologue de la dépression, un auteur du traumatisme, et ils parlent, ils parlent, ils parlent. Vous avez vu cette émission ? …et ben moi, si.

Il n’y a pas pire que des experts pour parler d’un sujet tel que le désespoir. Ils l’ont analysé, détaillé, écorché, décortiqué, pièce par pièce, lambeau de chair par lambeau de chair, sous toutes les coutures. Ils ont autopsié le cœur de leurs patients, et surtout, par-dessus tout, ont pris du recul. Ils ont tellement pris de distance par rapport à leur sujet qu’ils n’en ressentent même plus l’essence. Ils sont loin. Dans un autre pays où les statistiques ont remplacé les larmes, les médicaments les cris, la thérapie par les mots la souffrance. Dans une autre époque où il n’existe plus de murs insurmontables, où le temps répare même l’irréparable, où il y a toujours un ‘après’, même s’il n’y a plus rien.

-Elle frissonne- Excusez-moi, j’ai froid…

JOSHUA : Prenez mon écharpe.

JAMILA : Non. Non, vraiment n’approchez pas. Ca ira bien ainsi. Qu’est ce que je disais ?

JOSHUA : Plus rien.

JAMILA : Pourtant si, il me semblait bien parler…Ha oui, j’ai compris. -elle rit un peu- Oui. Plus rien…Vous savez, j’avais pas l’intention de me retrouver là. Enfin, je veux dire…ça me semble naturel d’être ici, oui. C’est…comme si ça avait toujours été ma place. Mais au demeurant, j’allais faire mes courses.

JOSHUA : Ha. Et qu’alliez-vous acheter ?

JAMILA : Un panda en peluche.

JOSHUA : C’est méchant, les pandas. Hargneux, même s’ils n’en ont par l’air. Pour qui est-il, ce panda ? -elle ne répond pas- Moi, j’allais voir ma cousine. Elle habite de l’autre côté. Côté Fontaine, je veux dire.

JAMILA : Ha vraiment ? Vous alliez manger la galette des rois ?

JOSHUA : Non, elle est allergique au gluten. Elle a pas trop le moral alors je lui apporte des berlingots. Mais je crois qu’elle est aussi diabétique alors bon…j’avais oublié.

JAMILA : Elle a pas de chance, votre cousine.

JOSHUA : Non. En plus, elle a pas le moral parce que son mari l’a quittée. Pour son frère. Et ils ont emporté le chat.

Elle rit, plus sincèrement.

JAMILA : Vous mentez. Ce n’est pas possible !

JOSHUA : Et pourtant. Elle m’a appelé et m’a dit « putain Joshua, ramène tes fesses, j’ai besoin de réconfort ou je jette toute la vaisselle de grand-père contre les murs. » J’aime beaucoup cette vaisselle. Elle vient de Limoges, c’est notre pépé lui-même qui l’a fabriquée de ses mains. Alors j’ai acheté les berlingots. Je me suis dit, c’est réconfortant les berlingots, c’est un goût d’enfance ça. De la chaleur sur la langue. Un filet d’amour dans la gorge. Mais j’avais oublié qu’elle est diabétique. Alors…-il ouvre le flacon- Vous en voulez ?

Elle met un temps à répondre, il s’approche lentement. Elle se tourne un peu et le regarde, triste, avant de prendre un bonbon

JAMILA : Il adorait les berlingots. Surtout ceux aux citrons parce qu’ils étaient un peu acides. C’est pas banal pour un petit garçon, d’aimer l’acide, hein ? Il disait…-elle s’interrompt un moment-. Joshua, c’est vraiment joli comme prénom.

JOSHUA : Merci. -il range le flacon dans son sac plastique et s’assoit à côté d’elle-

JAMILA : Vous ne devriez pas être là.

JOSHUA : Vous non plus, vous savez. C’est quoi, votre prénom à vous ?

JAMILA : Jamila.

JOSHUA : Enchanté, Jamila.

JAMILA : Votre cousine vous attend.

JOSHUA : Oui.

JAMILA : Alors, allez la rejoindre.

JOSHUA : Venez avec moi, Jamila. Elle fait un thé à tomber.

JAMILA : A tomber ? -elle rit, fort, un fou rire qui la fait se pencher en avant. Il la retient par le bras. Elle semble pleurer en même temps- Ha vous êtes drôle, vous !

JOSHUA : -il sourit- Ca m’arrive. Allez venez. Vous lui direz, pour le panda, les berlingots et le citron. Vous lui direz tout. Avec du thé, les mots s’écoulent. Elle écoute bien. C’est pas une experte du désespoir, elle. Et côté espoir, elle pourra peut-être partager. Venez avec moi, Jamila. Faut traverser ce pont. L’eau est trop froide aujourd’hui.

Elle se lève et ils sortent.

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