Chapitre 4
Il était encore tôt le lendemain matin quand Gabriel entra dans la cuisine.
Le petit déjeuner des domestiques était déjà terminé. Il ne restait qu’une servante dans la pièce. Elle essuyait et rangeait des casseroles de cuivre rose. C’était Sylvie.
Gabriel la connaissait bien. Elle avait toujours l’air d’être perdue dans un rêve intérieur et semblait parfois à peine consciente de ce qui se passait autour d’elle. Elle ne lui jeta pas un regard, ne lui adressa pas la parole et se retourna pour attiser le feu.
Aussitôt, s’approchant furtivement de la table sur laquelle était posée une corbeille d’osier, Gabriel saisit plusieurs tranches de pain et, d’un seul geste, il les fourra dans les poches de son habit. Puis sans s’attarder, il quitta la pièce. Sylvie ne sembla même pas s’être aperçue de son rapide passage et poursuivit pensivement son ménage.
Dans le couloir, il prit la porte qui s’ouvrait juste à côté de la cuisine et se mit à gravir l’escalier de service en s’interrogeant : ces quatre morceaux de pain allaient-ils suffire à Lisette pour toute la journée ? Enfin on verrait bien, comme elle disait. De toute façon, elle ne se plaindrait de rien, elle n’avait pas eu la vie facile et se contentait de peu. Sans qu’il se l’avoue, il était maintenant presque heureux qu’elle lui ait forcé la main. Désormais il n’était plus tout à fait seul à Paris.
À cette heure-là, il était certain de ne rencontrer personne et en effet il atteignit le cinquième étage, le dernier de l’hôtel particulier, sans avoir à expliquer sa présence à qui que ce soit. Lorsqu’il entra dans la pièce, elle dormait encore mais elle s’éveilla à l’entrée de son oncle, lui sourit à travers ses cheveux emmêlés et prit le pain qu’il lui tendait.
« Il faut te lever Lisette, chuchota-t-il, ce n’est pas bon de dormir trop longtemps. Mets un peu d’ordre ici, je vais t’apporter de l’eau tout à l’heure et, ce soir, je te trouverai de la soupe si je peux. Mais ne fais pas de bruit, je crois qu’aujourd’hui Sylvie va venir se changer dans sa chambre à l’étage en dessous. Elle doit aller aux vêpres avec la mère du maître. Sois bien sage. À tout à l’heure ». Et il sortit : il n’était pas question d’arriver en retard auprès du comte René d’Eprémesnil.
Lisette ne se leva pas tout de suite. Blottie sous les couvertures, elle savoura le morceau de pain apporté par Gabriel et le trouva frais et délicieux comme du gâteau. Elle l’avala jusqu’à la dernière miette puis elle se rendormit pendant plusieurs heures et se réveilla, dispose et contente de voir que la journée avait avancé.
Un broc d’eau avait été posé près de la porte. Elle but longuement puis, assise sur le bord du lit, elle se rappela les événements des jours précédents avec effroi. Elle s’était bien débrouillée finalement. Elle pouvait être fière de ce qu’elle avait fait. Elle regarda autour d’elle : la petite chambre était un havre inespéré. Elle n’avait jamais eu de chambre à elle, ni de temps libre. Elle se sentit comme au paradis. C’était trop beau. Il allait falloir garder tout cela le plus longtemps possible.
Elle se leva et s’habilla enfin. Puis elle s’approcha de la fenêtre et découvrit qu’elle donnait directement sur un toit plat s’étendant sur une vingtaine de mètres d’où on pouvait passer directement sur des immeubles voisins tout proches. Des cheminées de briques s’élevaient çà et là. Plus loin, c’était Paris. À perte de vue. Un fourmillement de toits, de clochers, de bâtiments divers et de collines couvertes de maisons et inondées de lumière.
Non loin d’elle, deux moineaux se mirent à se battre dans un remue ménage d’envols interrompus et de piaillements aigus. Pendant quelques secondes, ils semblèrent même former une seule boule de plumes hérissées roulant sur le zinc, furieusement agitée de coups de bec puis ils se séparèrent et s’éloignèrent à tire d’ailes, le vainqueur poursuivant son adversaire.
Il fallait s’occuper. Elle fit l’inventaire de ce qu’elle avait emporté avec elle. Elle n’avait pas eu le temps de réfléchir et s’était emparée de tout ce qui lui était tombé sous la main : une pauvre poupée de chiffons fabriquée jadis par une aïeule pour une autre petite fille, un livre religieux et quelques vêtements.
Elle prit la poupée et comme elle en avait l’habitude, elle lui raconta à mi-voix tout ce qui s’était passé. Mais comme la poupée n’avait rien à lui répondre, le jeu l’ennuya vite : le monde était bien plus intéressant maintenant.
Alors, sans faire le moindre bruit, elle décida d’explorer les lieux : Gabriel avait bien dit : « Ne sors pas d’ici » mais il voulait sûrement parler de l’étage. Elle ne risquait rien à aller voir un peu les pièces voisines de sa chambre. Elle ouvrit doucement la porte et retrouva le couloir entrevu la veille. Le plancher était de bois brut. Elle s’avança vers l’escalier et au passage ouvrit l’une après l’autre les deux autres portes. Toutes les deux donnaient sur des mansardes plus petites qui n’étaient éclairées que par des lucarnes alors que la sienne jouissait d’une fenêtre garnie d’une large tablette.
Comme elle entrait doucement dans la chambre la plus éloignée, elle s’arrêta : un bruit de voix lui parvenait de l’étage inférieur qui n’était séparé du sien que par un mince plancher. Le moindre craquement pouvait trahir sa présence. Elle se mit précautionneusement à genoux et colla son oreille au sol. Plusieurs personnes
bavardaient. Des femmes, probablement des jeunes filles. Trois, quatre ? C’était difficile à savoir car elles parlaient toutes à la fois et riaient beaucoup. Elle entendit le nom de Gabriel et une allusion à ses cheveux blonds et des rires encore. Il fut question de Marie- Louise qui avait été mise dans ses meubles par un vieux monsieur qu’elle avait rencontré au Luxembourg.
L’une d’elles s’appelait Mariette et une autre Sylvie.
Puis il y eut quelques bruits impossibles à identifier puis la conversation reprit sur un autre ton. On avait changé de sujet et on parlait moins fort mais Lisette comprit mieux :
Moi, il me fait peur, disait l’une ; on ne le voit pas arriver et d’un seul seul coup il est là comme s’il venait d’un autre monde. Il ne sourit jamais et ne parle qu’à Marie-Aurore.
Il n’est pas méchant, il est seulement vieux et triste. Il a beaucoup travaillé, reprit une autre, Annette m’a dit qu’il avait habité en Italie du temps des rois. Mais c’est vrai qu’il fait peur ... et il a une voix de fantôme, ajouta-t-elle en riant.
Lisette se mit très lentement à plat ventre pour écouter plus commodément.
Marie-Aurore dit que c’est un savant. Elle l’a entendu dire à l’hôtel de Sury où elle était avant. Elle dit aussi que c’est bien mieux ici.
Alors pourquoi passe-t-elle son temps à nous faire des reproches? Elle n’a jamais l’air contente ! ….
Il s’ensuivit un long débat sur le caractère de Marie-Aurore, sur ses qualités et ses défauts. Selon l’une, elle avait l’air d’une fouine, selon l’autre d’une chouette. Et les rires en cascade reprirent de plus belle. Lisette souriait en les écoutant mais au bout d’un moment cependant elles se turent. Elle se releva et regagna le couloir le plus discrètement possible. Cette chambre était au-dessus du dortoir des servantes. Elle ne prendrait plus le risque de s’y aventurer.
Juste avant l’escalier, il y avait un large palier. Elle n’irait pas plus loin. Une idée lui vint : avec le doigt, elle traça une marelle dans la poussière, mit en boule une de ses chaussettes et, se mettant pieds nus au risque des échardes pour ne pas faire de bruit, elle sauta sans fin de case en case, de l’enfer jusqu’au ciel.
Ensuite elle dormit un peu et relut le seul livre qu’elle ait jamais possédé : La Vie des Saints que sa mère avait reçu comme premier prix de catéchisme. Elle le connaissait bien mais elle s’étonna plus que d’habitude de l’absurdité de certains récits. Puis elle attendit l’arrivée de Gabriel en laissant son esprit vagabonder d’une idée à l’autre et en remontant le fil que son esprit agile avait suivi.
Elle sentait qu’elle allait se plaire dans cet endroit.
Les jours qui suivirent confirmèrent son impression. Elle prit chacun d’eux comme un nouveau cadeau. Une seule chose la gênait : il lui était difficile de laver son linge. Elle s’installait sur le bord de la fenêtre ouverte, arrosait ses vêtements comme elle le pouvait et les laissait ensuite sécher là quand il y avait du soleil. Chaque jour, elle faisait le tour de tous les jeux qu’elle avait inventés, se racontait beaucoup d’histoires et rêvait. Le temps glissait. Sans heurts. Gabriel semblait toujours aussi content de sa présence.
Combien de temps ce bonheur durerait-il ? Elle se refusait à y penser. Et pourtant elle savait que cette chance ne serait pas éternelle, à un moment ou à un autre, quelque chose allait se passer, quelque chose qu’elle pressentait et qu’elle redoutait, allait se produire.
Et en effet, à la fin du mois de mai, sa vie bascula à nouveau.
Ce matin-là, elle se réveilla peu de temps avant midi et elle trouva comme tous les jours trois tranches de pain auprès de son lit. Comme la journée était bien avancée, elle n’aurait pas beaucoup de temps à attendre Gabriel et elle en fut heureuse car elle savait que la faim reviendrait très vite. Elle occupa ses journées comme d’habitude puis elle guetta longtemps le pas de son oncle dans l’escalier. Mais quand il arriva, il était très tard et il avait les mains vides. Il s’assit lourdement sur le lit :
« Excuse-moi Lisette, je n’ai rien pour toi, dit-il. J’ai essayé de mettre une aile de poulet de côté mais la cuisinière s’est retournée juste à ce moment-là. A mon avis, elle se méfie de moi depuis quelque temps et là, elle m’a surveillé toute la soirée. »
Il était si touchant et si désolé qu’elle fut prise de pitié.
« Ce n’est pas grave, je n’ai pas faim, dit-elle contre toute vraisemblance. Je me disais justement ce soir que je n’avais pas du tout envie de manger. » Gabriel lui sourit, touché à son tour par sa gentillesse. Il resta longtemps bavarder avec elle et lui raconta ce qui se passait à l’office. De son côté, elle partagea avec lui tout ce qu’elle entendait à l’étage inférieur. Ils rirent ensemble discrètement et il se retira vers onze heures, content de lui avoir caché son inquiétude.
Il commençait seulement à regretter d’avoir installé Lisette dans cette mansarde. Il mesurait maintenant combien lui pesait cette situation qui lui avait paru au premier abord presque amusante. Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Comment aurait-il pu lui résister ?
Quand il partit, Lisette s’endormit aussitôt mais vers 3 heures, elle se réveilla. Leur joyeuse conversation lui avait laissé une impression singulière. Et soudain une pensée inavouée s’imposa à elle : Gabriel n’était pas le demi-dieu blond, l’archange que son affection avait forgé toute seule. Il ne pourrait pas la protéger indéfiniment. Il était aussi désarmé qu’elle finalement. Elle l’encombrait et le mettait peut-être en danger. Cette pensée la désola et elle se mit à pleurer.
Après un quart d’heure de larmes, elle se calma doucement, se souleva sur un coude pour reprendre la poupée qu’elle avait rejetée avec colère et l’embrassa pour la consoler. Puis elle s’assit sur le bord de son lit étroit, plongea la main dans le broc d’eau fraîche et la passa sur son visage en réfléchissant. Elle avait vu juste : la parenthèse merveilleuse touchait à sa fin. Mais depuis longtemps elle avait pris l’habitude de ne compter que sur elle dans les moments difficiles. Là il fallait qu’elle fasse quelque chose.
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