chapitre 31
Elle découvrait aussi cette pièce qu’elle avait seulement entraperçue la nuit à la lueur de sa chandelle. Au centre trônait une énorme cuisinière grise à laquelle elle s’était heurtée la première fois qu’elle était venue chercher de la nourriture. Une longue table de chêne avait été placée à côté. De nombreuses casseroles de cuivre rose accrochées au mur brillaient dans l’éclairage au gaz. Près d’une fenêtre, de la viande grillait sur la braise d’un potager à côté d’une desserte ventrue. Tout était impeccable. Elle imagina la tristesse de sa propre maison là-bas, la nuit d’hiver noire derrière la fenêtre et les bois déserts et silencieux. À Paris, il y avait toujours du bruit et il ne faisait jamais tout à fait nuit.
Elle finit par comprendre qu’un homme dirigeait les cinq garçons qui s’agitaient en tous sens devant elle. Trapu et vif, il passait de l’un à l’autre en donnant un ordre bref et en s’emparant parfois lui-même d’un instrument afin de montrer précisément le geste juste.
De temps en temps, quelqu’un posait sur Lisette un regard surpris et repartait aussitôt dans le tourbillon affolé. Soudain elle eut l’impression de n’être pas à sa place et elle eut honte de sa pauvre robe de serge bleue mal coupée et de ses galoches. Elle tenta de se faire plus petite encore. Elle était désemparée, déçue, fatiguée et elle eut soudain envie de pleurer. Et puis le sort de ses bagages l’inquiétait. La poignée de la porte était près d’elle, juste à la hauteur de son épaule droite. Après avoir vérifié que personne ne la regardait, elle finit par jeter un coup d’oeil dehors : ses sacs étaient toujours là, rassurants dans leur modestie. Elle tendit le bras et sans même quitter son siège, elle en attrapa un au hasard, le tira à elle et le posa à ses pieds.
Tout à coup, sans qu’elle sache qui en avait donné l’ordre, un commis de cuisine s’approcha. D’un geste décidé, il empoigna une petite table ronde rangée contre le mur, la posa devant elle et il y plaça un objet qu’elle resta considérer avec admiration. C’était une magnifique assiette de porcelaine creuse. Le bord en était doré et le pourtour orné d’une guirlande de fleurs délicatement colorées. À Saint-François, elle avait toujours pris ses repas dans le chaudron familial posé sur la table et dans lequel chacun piquait à tour de rôle sa bouchée. Cette oeuvre d’art l’intimidait. Une cuillère en argent apparut à son côté, puis quelqu’un s’approcha d’elle, lui servit sans un mot un louche de potage et retourna aussitôt à son travail.
En portant machinalement la cuillère à la bouche, elle regarda partir vers la salle de réception, un grand poisson rose posé sur un plat ovale qui avait reçu l’approbation du maître et, aussitôt, elle abaissa les yeux sur l’assiette : elle n’avait jamais rien goûté d’aussi bon de sa vie ! Elle regarda le liquide bistre moucheté d’infimes taches blanches. Comment pouvait-on obtenir de pareilles merveilles ? Elle vida rapidement l’assiette en espérant que le miracle se renouvellerait mais elle attendit en vain et se contenta de regarder passer des mets mystérieux et probablement aussi succulents que leur nom qu’on clamait sur tous les tons. Goûterait-elle un jour la crème de Chou-Fleur à la Rohan, les petits fricandeaux aux champignons et surtout le soufflé au chocolat que l’on emportait sous ses yeux affamés vers la salle de réception ?
Il y eut un frôlement derrière la porte, elle l’ouvrit à nouveau : une jeune fille blonde était là. En apercevant le visage de Lisette dans l’entrebâillement de la porte, elle dit :
— Ne craignez rien, je suis Mariette, une employée de la maison, je viens prendre vos bagages. Et elle s’éloigna.
Quand le plus gros du coup de feu fut passé, un des garçons vint la chercher et lui fit traverser la pièce dans l’indifférence générale. Mariette l’attendait dans le couloir et lui montra la porte de l’escalier de service en disant :
— Montez et installez-vous. Marie-Aurore viendra vous voir demain. Pour l’instant ce n’est vraiment pas le moment de la déranger.
Soulagée de pouvoir enfin se mettre à l’abri des regards, Lisette gravit les quatre étages, ouvrit la porte qu’elle connaissait bien et regarda autour d’elle. Voilà ! Elle retrouvait sa mansarde, la mansarde qu’elle avait cru ne jamais revoir ! Avec son petit lit où avaient été déposés ses bagages et son unique chaise ! Elle alla à la fenêtre : ici aussi il avait neigé, une couche blanche couvrait les toits plats au-delà desquels Paris scintillait entre les cheminées. Elle sortit ses modelages et les plaça un à un sur la tablette devant la fenêtre, puis elle se coucha tristement. Les silhouettes des animaux d’argile se découpaient sur le ciel étoilé. Celle du loup surtout, assis, les oreilles dressées, face à cet univers inconnu. Elle était arrivée à un mauvais moment et, pour l’instant, elle se sentait plus seule qu’à Saint-François-la-Forêt où une poule au moins appréciait sa présence. Elle regarda la lune et se souvint de Soazick et de leur fuite la veille dans le chemin enneigé. Elle avait changé de monde en quelques heures.
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