chapitre 43
En descendant du train, Gabriel avait décidé malgré le froid de faire à pied les cinq kilomètres qui le séparaient de Saint-Dauger. Il connaissait un raccourci. Au printemps, il avait exploré les bois autour de la ferme avec l’espoir d’y apercevoir des animaux et surtout des oiseaux qui l’avaient toujours intéressé. Il s’engagea dans une voie forestière entre les troncs noirs. Toute la vie du sous-bois semblait paralysée. Même en plein après-midi, du givre couvrait encore les feuilles mortes. Il longea les ruines de constructions anciennes dont plus personne ne savait l’histoire. Le martèlement d’un pic forant le bois résonnait entre les grands arbres. Il entendait souvent des pics mais ne les apercevait que rarement. Pourtant cette fois, l’oiseau se montra : c’était un pivert, le plus fréquent des pics. Il suivit des yeux son vol onduleux entre les hêtres et poursuivit sa route.
Au bout d’une allée rectiligne, le chemin tournait à droite et descendait en s'élargissant. Il s’étonna de voir à travers les branches une clarté de clairière là où se dressaient de grands arbres quelques mois auparavant. Encore quelques pas et il déboucha sur un espace défriché : Joncour qui était membre d’une société d’agriculture, avait agrandi son domaine en déboisant une parcelle de forêt récemment achetée. Des souches énormes étaient encore en place. Une multitude de débris et les traces d’anciens brasiers jonchaient l’espace dévasté sur une centaine de mètres. Un bâtiment inachevé qui n’était pas là au printemps précédent se dressait au travers du chemin. Il entra. C’était la nouvelle fromagerie. On avait déjà posé un dallage calcaire facile à nettoyer et aménagé des ouvertures protégées du soleil. Plus loin des rails avaient été installés pour desservir les étables en fourrage.
Ces modernisations le séduisirent. Il n’aurait jamais pu imaginer que l’on puisse changer quoi que ce soit à l’ordre ancestral de la campagne. Sa jeunesse avait besoin d’espoir. Il aimait le progrès et il voulait en voir concrètement les signes et non miser éternellement sur un lointain avenir de justice. La petite ferme de ses parents était sans avenir, il le savait bien. Il ne pourrait jamais y faire autre chose que subsister et il ne voulait plus être domestique chez les autres. Mais là il découvrait un nouvel horizon et il se disait que la campagne n’était pas nécessairement le lieu de la honte et de la pauvreté.
Soudain l’idée l’effleura qu’il pourrait peut-être, un jour, devenir régisseur du grand domaine. Bien sûr, il lui faudrait des années de travail. Dix ans. Quinze ans peut-être mais cela ne lui faisait pas peur. À cette perspective, il fut comme soulevé par l’énergie de sa jeunesse, de toutes ces années devant lui et par la joie de sentir si fort. Il descendait la voie d’un pas conquérant, porté par la pente et par ses espoirs. Il lui faudrait aussi faire travailler durement des ouvriers pour une bouchée de pain mais fallait-il toujours penser aux autres ? Loin derrière une autre question émergea : une Parisienne comme Mariette accepterait-elle un paysan ?
Il traversa la grande cour et frappa à la porte principale. Joncour l’accueillit aussi bien que d’Eprémesnil l’aurait souhaité. Il n’était d’ailleurs pas mécontent de le voir revenir. Il connaissait ses qualités. Bien sûr, il savait aussi qu’il avait participé à l’agitation parisienne du mois de juin. Mais cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Gabriel était très jeune et c’était Pierre qui lui avait donné ces idées. Une forte tête celui-là, et qu’il ne réembaucherait pour rien au monde. C’était de travailleurs, pas de rêveurs qu’il avait besoin, d’hommes qui l’aideraient à créer une ferme-modèle dont la réputation dépasserait les limites de l’arrondissement. Il serait connu, apprécié, admiré et il pourrait avoir ses chances aux prochaines élections.
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