chapitre 44
Ursulette conduisit Lisette jusqu’à la porte de l’atelier mais elle s’arrêta là : elle reviendrait la chercher à midi. Lisette entra seule. Elle reconnut aussitôt l’atmosphère particulière de l’atelier. Pour certains de ces élèves, l’art n’était pas un loisir. C’était une passion. Ces séances étaient le centre de leur vie. Une indéfinissable angoisse flottait dans l’air.
Tout sourire, Ducoursial vint à sa rencontre et lui fit traverser la pièce en direction d’un escalier. Lisette constata que, cette fois, c’était un enfant d’une dizaine d’années, vêtu en berger, qui posait près du poêle. Il était debout, les yeux tournés vers la fenêtre dans une immobilité impressionnante pour son âge. Elle suivit le peintre à l’étage : dans une grande pièce sous les toits, une quinzaine de femmes et de fillettes dessinaient. Un homme nu était assis sur une chaise dans une pose rêveuse. À son grand soulagement, Lisette constata qu’il portait un caleçon et elle se demanda pourquoi le modèle féminin de l’atelier des hommes était toute nue, elle. Ducoursial la fit asseoir sur un tabouret et, après lui avoir donné une feuille de papier posée sur une tablette et un crayon, il lui montra un dessin accroché au mur et dit :
— Voilà ce qu’il faut que tu copies, aujourd’hui. C’est comme ça que l’on commence. Je viendrai te voir tout à l’heure.
Et il repartit.
La plupart des élèves étaient regroupées devant le modèle. Elles étaient assises tout près les unes des autres. Certaines étaient si mal placées qu’elles devaient se pencher pour voir. Deux jeunes femmes blondes occupaient le premier rang. Les autres s’étageaient derrière elles, assises sur des escabeaux ou debout au fond de la pièce.
Lisette regarda avec stupeur le dessin qu’elle devait reproduire : c’était un nez ! À côté d’elle, sur un siège paillé semblable au sien, se tenait une petite fille de son âge. Si sa tenue et sa posture étaient élégantes, son regard était vide. Elle le posait de temps en temps sur le dessin à copier mais, sur le papier qui était devant elle, elle avait tracé un superbe bateau qui, toutes voiles dehors, filait vers un pays qu’elle était seule à voir.
— Comment tu t’appelles ? osa demander Lisette.
La fillette ne répondit rien et ne lui jeta pas un regard.
— Elle s’appelle Théophilia, dit une voix à côté d’elle. Elle ne comprend rien, elle ne parle pas et ne dessine que des bateaux. Il faut la laisser tranquille.
Lisette se retourna. Celle qui avait parlé était une jeune fille brune qui, une fois son avertissement prononcé, ne semblait pas vouloir engager la conversation. Elle commença donc à copier le dessin qui lui était présenté. Elle n’avait jamais dessiné et termina très vite son premier croquis. Il occupait toute la page mais il était bien différent de l’original. Ne sachant que faire, elle admira les voiles gonflées du navire de Théophilia et les toiles qu’elle pouvait apercevoir de sa place sur les chevalets.
La matinée s’éternisait. Elle eut alors l’idée de retourner la feuille et d’essayer à nouveau après avoir remarqué que les autres élèves regardaient intensément leur modèle avant de dessiner. Le second essai fut légèrement moins mauvais que le premier et, comme, cette fois, il lui restait beaucoup de place, elle essaya encore et encore jusqu’à ce que la page soit entièrement couverte d’une infinité de nez. Tout près d’elle, Théophilia fignolait inlassablement ses voilures magnifiques. Pâle et enfermée dans ses secrets.
Ducoursial apparut enfin. Il passa entre ses élèves, distribuant des « pas mal », des « bien » et enfin un « très bien » à une des deux jeunes filles blondes dont il prit entre ses mains l’esquisse pour la contempler attentivement et, en la parcourant du regard, il répéta longuement :
— Très bien, très bien … Attendez, il faut que je montre cela aux garçons, je reviens tout de suite.
Et il emporta la toile afin de la faire admirer au rez-de-chaussée.
Aux remous qui suivirent sa sortie, Lisette comprit qu’elle avait assisté là à un événement assez exceptionnel. La jeune fille blonde recevait les compliments de quelques voisines, mais le visage fermé de la plupart des autres témoignait de leur jalousie. Lisette était heureuse d’être bien cachée dans son coin et considérait son troupeau de nez avec effroi. Qu'allait-il en dire ?
Annotations