Chapitre 5

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Un homme vêtu de blanc se tenait là, au milieu des dunes de sables à perte de vue. Son voile et sa robe recouvraient la quasi-intégralité de son corps, ne laissant apparaitre que ses mains mates et son visage. Pourtant elle ne distinguait que ses yeux, aussi noirs que la nuit.

Lorsqu’il l’aperçut, l’homme se dirigea vers elle. Mue par une peur instinctive, Eylen se retourna pour fuir l’homme. Elle courrait entre les arbres sur le parterre de feuilles mortes. Le sentier était périlleux, et arrivée à la moitié de la pente, elle se retourna pour voir si l’homme la suivait toujours.

Il était toujours là, dans le sable. À la même distance que tout à l’heure. Il était immobile désormais, et la fixait. Malgré la distance, Eylen aperçut la lueur rougeoyante des flammes se refléter dans ses yeux.

Son regard se remplit de peur et il tendit la main vers elle en lui criant :

_ Cours !

Quand Eylen ouvrit les yeux, son cœur battait à tout allure jusque dans ses oreilles, et son corps était couvert de sueur. Elle tourna le regard de l’autre côté de la pièce où Brion et Mery dormaient encore sereinement et se rendormit aussitôt.

Ce matin-là, ils déjeunèrent joyeusement tous ensemble aux premières lueurs du jour, avec les restes de pain de la veille, du beurre qu’avait préparé Anissa durant la nuit, et un peu de lait frais de brebis du matin. Ils s’apprêtaient à quitter la table lorsque des bruits de sabots se firent entendre vers l’entrée de la ferme.

Owen se leva de table et sortit pour voir qui arrivait.

_ Bonjour Owen, fit une voix à l’extérieur, pleine d’autorité.

_ Monsieur le maire. Que me vaut le plaisir de cette visite bien matinale ?

Eylen s’avança vers la porte, mais sa mère la retint d’un geste, lui faisant signe des rester avec Mery et Brion toujours attablés. Puis elle rejoignit son mari à l’entrée de la cour. La jeune fille se rassit à côté de sa sœur, tendant l’oreille.

_ Je pense que vous savez déjà pour quelle raison nous sommes ici, répondit le maire sur un ton menaçant.

_ J'en ai une petite idée, en effet. Et s’il s’agit bien de la raison à laquelle je pense, il ne me semble pas que vous ayez besoin de vous déplacer avec tant de vos gens. Nous pouvons très bien régler cela entre nous. De façon civilisée. Finit-il en insistant sur ce dernier mot.

_ Civilisée vous dites ? Votre fille ne me semble pas s’être comportée de manière “civilisée” avec mon fils !

Eylen sentit son corps se figer instantanément. Le maire était venu jusqu’ici pour elle ? Elle s‘approcha de la porte, et aperçut face à ses parents une dizaine de gardes sur de grands chevaux musclés, attroupés près du maire. Ce dernier arborait un air autoritaire et orgueilleux, sur son étalon aux poils soyeux.

_ Elle avait ses raisons, et si vous voulez bien descendre de votre cheval, nous pourrons en discuter calmement à l’intérieur.

Owen fit signe au maire d’entrer.

_ Ce ne sont que des disputes d’enfants.

_ Non Owen, ce n’est pas une simple dispute d’enfants. Mon fils a passé la nuit à se tordre de douleurs. Peut-être même ne pourra-t-il plus...Il grimaça, gêné. J’exige réparation !

_ Voyons, monsieur le maire, calmons-nous. Qui n’a pas déjà pris un coup entre les jambes ici ? demanda Owen à la Cantonnade. Votre fils s‘en remettra, j’en suis certain.

_ Et bien nous verrons cela, s’énerva le maire. En attendant nous emmenons votre fille.

_ Non ! Cria Anissa qui n’avait jusqu'à présent pas réagi.

_ Elle sera jugée, comme il se doit !

Owen s’avança, alors que les gardes descendaient de leurs montures.

_ Enfin, monsieur le maire, s’emporta-t-il. C’est ridicule ! Vous n’allez pas emmener ma fille alors qu’elle s’est simplement défendue ? Nous connaissons tous les rumeurs qui courent sur votre fils.

Eylen vit les gardes se jeter des coups d’œils gênés.

_ Certes, ma fille à peut-être surréagit sous le coup de l’angoisse, mais si votre fils ne s’était pas mal comporté à la base, cette situation n’aurait jamais vu le jour !

Le maire fit un signe de tête à l’un des gardes qui s’approcha de l’entrée sans prêter attention aux paroles d’Owen. Ce dernier s’interposa lorsque l’un des gardes s’approcha. Le bras tendu vers la poitrine de l’homme, il toucha son plastron argenté.

_ Je te le déconseille Devon. Lui dit-il en secouant la tête.

_ Laisse nous l’emmener et il ne lui arrivera rien, le répondit calmement le garde en repoussant doucement sa main.

Eylen recula instinctivement vers la porte d’entrée, sa respiration s’affolant. Sa mère se plaça instinctivement entre elle le garde qui s’approchait.

_ Oui, poursuivit le maire, se redressant encore un peu plus si cela était possible. Une fois que le juge aura statué sur son cas et des dédommagements que vous me devez, nous la libèrerons.

_ Ah ! C’est donc ça, en vérité ?!

Owen s’avança, et le maire recula légèrement sur sa monture. Une certaine gêne passa dans son regard, il toussota puis reprit :

_ Je ne vois pas de quoi tu parles Owen ! Mon fils risque certainement de finir stérile, et donc de ne pas pouvoirs assurer sa descendance ! Il est normal que vous le dédommagiez !

_ Et je suppose que lorsque vous parlez de dédommagements, il s’agit de mes terres ?! S’emporta Owen en écartant les bras pour désigner les champs qui les entouraient. Je vous ai dit qu’elles n’étaient pas à vendre ! C’est comme cela que vous traitez vos voisins ?

A cet instant, un garde qui avait fait le tour discrètement par la droite, attrapa vivement le bras d’Eylen, qui était toujours sur le seuil de la porte. La jeune fille poussa un cri et tenta de se débattre en trainant des pieds, pendant que l’homme la tirait vers la cour. Sa mère lui attrapa la main pour la retenir.

_ Lâchez ma fille !

Mais elle fut repoussée par un autre garde vers l’intérieur de la maison.

_ Maman ! Crièrent Mery et Brion en se jetant dans ses bras.

Owen se retourna instantanément, et se jeta sur le garde qui avait poussé sa femme en rugissant pour lui donner un coup de poing au visage. Il se redressa ensuite vers Eylen, les yeux remplis de rage, mais alors qu’il s’avançait pour la libérer, il se s’arrêta net et écarquilla les yeux de surprise.

Eylen suivit son regard lorsqu’il baissa les yeux. Elle vit alors, choquée, la pointe d’une épée ensanglantée dépasser du ventre se son père. Son cœur se figeât dans sa poitrine, les yeux fixés sur le sang qui maculait la lame. Une tache de sang se forma sur la tunique beige de son père teignant le tissu de rouge vif. Au loin, elle entendit un cri, sans pouvoir en identifier l'origine. Le garde retira alors froidement l'épée du ventre d’Owen, qui tomba à genoux, face à sa fille. Il releva la tête, et la douleur et la peine qu’elle vit dans son regard la transpercèrent de plein fouet.

Eylen tenta d’avancer vers lui, mais le garde la tenait toujours.

_ Papa...

Les yeux de son père s’éteignirent, une larme roulant sur sa joue, puis il tomba, face contre terre, inerte, à quelques centimètres des pieds de sa fille.

_ Nooon !

Eylen reconnut enfin les cris de sa mère comme s’ils provenaient de très loin de la scène, elle avait l’impression que le temps s’était arrêté, son corps et son esprit avec.

Le garde qui la tenait commença à la tirer pour contourner le corps de son père, qui gisait au sol. Ses muscles semblèrent alors se réveiller de leur torpeur. Se retournant, elle aperçut un garde qui essayait de repousser sa mère à l’intérieur avec les enfants.

Son regard fut attiré vers le toit de la ferme, où des flammes jaunes apparurent, et elle entendit alors le crépitement distinctif de flammes dévorant la paille. Son sang ne fit alors qu’un tour. Mue d’une force qu’elle ne se connaissait pas, elle s’arracha à la poigne de l’homme, et bouscula celui qui bouchait l’entrée pour rejoindre sa mère et ses frères et sœurs dans la maison. Là, elle se pétrifia sur place, découvrant médusée, une scène d’horreur qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.

Son frère Brion gisait dans les bras de sa mère, une trainée de sang coulant de sa tempe, là où il avait dû heurter un mur ou un meuble. Mery était accrochée en pleurs aux bras de sa mère, qui se balançait en gémissant. Elle tomba par terre, ses genoux s’abimant sur le sol. Incapable de bouger ou de penser, elle fixait le visage terne de son petit frère autrefois plein de vie. Ses grands yeux bleus d’habitude pétillants et emplis de malice, étaient désormais sans émotions.

Le bruit de la porte que l’on fermait violement la fit se retourner, et elle comprit qu’ils les avaient enfermés à l’intérieur de la maison qui commençait à prendre feu. Toujours à genoux, elle entendit le maire ordonner :

_ Bloquez moi toutes les issues. Et mettez-moi ce corps dans les flammes. Je ne veux aucune trace de notre passage !

Puis le bruit du galop de son cheval disparut au loin.

Eylen se releva alors et se précipita vers la porte pour essayer en vain de l‘ouvrir avec son épaule, mais quelque chose bloquait l’ouverture. Elle s’approcha ensuite de sa mère qui berçait encore son fils, sans prêter attention aux flammes grandissantes.

_ Non... Brion... ça va aller, je suis là... maman est là...

Mais le garçon ne l’entendait plus. Son visage était figé dans une expression de surprise, et ses yeux vides fixaient désespérément le plafond.

Eylen tira sur la manche de sa mère.

_ Maman... Supplia-t-elle la gorge.

Mery qui continuait de pleurer, se serra encore plus fort contre le bras de leur mère en gémissants.

_ Maman, j’ai peur !!! Cria la petite fille en enfouissant son visage contre sa robe.

Les flammes léchaient à présent les murs de pierre et s’attaquaient aux poutres de plafond. Une lourde fumée noire descendait de l’escalier.

Eylen sentit la panique s’emparer de son corps et des gouttes de sueur froides perler sur sa nuque. Ils allaient tous mourir dans cette fournaise ! Elle secoua désespérément sa mère pour la réveiller. Enfin, cette dernière finit par tourner son regards vide vers le sien. Puis elle vit enfin le feu qui se répendait dans la maison. Elle prit alors les mains de ses filles, se redressa dans un élan de courage, et les dirigea vers la porte qui menait à la grange. Mais à peine l’eût-elle ouverte, que les flammes de l’autre côté vinrent les attaquer. Elle referma la porte aussitôt et se retourna pour guider ses filles vers un coin de la pièce. Arrivée devant la trappe de la cave, elle lâcha leurs mains, s’accroupit et souleva la petite porte en bois poussiéreuse. Elle fit descendre sans un mot Eylen par l’échelle et lui tendit Mery qui sanglotait toujours. La pièce était étroite et à peine plus haute qu’Eylen. Elle vit sa mère chercher quelque chose du regard, puis se précipiter vers la cuisine.

_ Maman !

Sa mère revint rapidement avec une couverture dégoulinante d’eau. Elle jeta un dernier regard désespéré à sa fille.

_ Je vous aime... lui dit-elle, les yeux remplis de larmes. Désolée...

Puis elle referma la trappe entre elles. Eylen escalada les barreaux de l’échelle pour rouvrit la porte, mais un bruit sourd lui fit comprendre que sa mère s’était allongée de tout son corps dessus.

_ Maman ! Cria Eylen en tambourinant le porte en bois. Non ! Maman ! Reviens !

Elle essaya de repousser encore un fois la trappe, mais c’était inutile. Elle continua de frapper de toutes ses forces sur le bois, sentant les gouttes d’eau filtrer à travers le bois et couler sur son visage, se mélangeant à ses propres larmes qu’elle n’avait pas sentie arriver.

_ Maman... sanglota Mery en s’accrochant au pied d’Eylen.

Elle se retourna et descendit l’échelle pour serrer sa sœur dans ses bras.

Au-dessus d’elles, le bois craquait et les flammes crépitaient. La chaleur se fit pesante et elles commencèrent à suffoquer. La cave n’était pas suffisamment large pour qu’Eylen puisse s’allonger. Elle s’adossa à un tonneau et enlaça le petit corps sa sœur contre son torse, lui recouvrant le visage avec sa jupe, espérant la protéger de la fumée qui risquait d’arriver. Puis lui caressant délicatement les cheveux, elle lui fredonna la berceuse qu’avait l’habitude de leur chanter leur mère le soir, quand ils n’arrivaient pas à dormir. Elle sentait les battements affolés du cœur de Mery résonner contre sa poitrine, et s’endormit bercée par sa respiration saccadée.

_ Dorogaï !

Eylen se réveilla en sursautant. Elle entendait au loin des hommes crier. Combien de temps s’était-il écoulé ?

_ Amenez plus d’eau ! Il reste des flammes !

_ Laissez-moi passer !

Il lui sembla reconnaitre les voix de Caleb et Perin, en plus d’autres inconnues.

Elle se redressa et essaya de réveiller Mery. Mais la petite fille restait inconsciente. Elle voulut crier pour demander de l’aide, mais ne parvint qu’à s’étouffer en laissant s’échapper un râle suffoquant.

_ Non ! Ordonna une voix sombre. Tu attendre flammes éteins !

C’était la voie de l’homme du marché. Eylen eut la vision des yeux noirs de son rêve.

_ Cours !

Son corps se leva tout seul, portant sa sœur contre elle et puisant dans ses dernières forces, elle parvint cette fois-ci à pousser la trappe. Elle hissa le corps endormi de Mery jusqu’en haut de l’échelle et l’allongea au sol. Tout était sombre, les flammes semblaient avoir disparu, mais la chaleur suffoquante la frappa de plein fouet, chaque respiration étant douloureuse.

_ Mery... Parvint-elle à chuchoter.

Mais la peau de la petite joue sous sa main était déjà dure et sans vie. Eylen sentit les larmes lui piquer les yeux et sa gorge se serrer. Elle enfouit son visage dans le torse de sa sœur, et laissa les larmes couler de ses yeux douloureux, la bouche ouverte en un cri de détresse silencieux.

Elle fut ramenée par le bruit de pas s’approchant de l’entrée et se retourna alors vers la trappe. Le corps de sa mère gisait sur le côté, enroulé sur lui-même à côté de la couverture brulée.

Son corps sans vie, brulé et noircit, était recroquevillé en position fœtale. Eylen caressa tendrement le visage de sa mère, les larmes lui brouillant la vue. Chaque respiration était comme des aiguilles plantées dans sa gorge. Maman... Puis, apercevant un point rougeoyant sur son cou, elle reconnut le pendentif qu'elle ne quittait jamais. Elle l’agrippa fermement, le métal chaud lui brulant la peau, puis tira dessus pour casser la chaine.

Dehors les voix gutturales d’hommes parlant dans une langue qu’elle ne connaissait pas, s’approchaient de la porte d’entrée. Il ne fallait pas qu’ils la trouvent. Elle le sentait au plus profond de son être. Poussée par une peur féroce et primitive, elle se dirigea vers la porte de la grange qu’elle défonça d’un coup d’épaule, déchirant sa manche sur le bois brûlé. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas de chaussures lorsque ses pieds nus touchèrent la paille encore fumante au sol. Elle releva la tête et vit le soleil à son zénith à travers le toit qui s’était partiellement effondré.

Derrière elle la porte d’entrée s’ouvrit. Sans se retourner, Eylen démarra sa course vers la forêt. Le pendentif brûlant de sa mère toujours serré dans le creux de sa main, y incrustant une marque douloureuse et éternelle.

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