Chapitre 16
Lorsque tout le monde fut installé, le conteur s'assit sur un petit tapis et attendit silencieusement. Les conversations s’éteignirent peu à peu, et le silence pesant, s’installa. Les gens avaient les yeux fixés sur l’homme, penchés en avant, impatients de l’entendre commencer.
Eylen et les filles étaient installées sur le deuxième rang, presque en face de Sirian, qu’elles pouvaient ainsi facilement observer. Anna avait informé la jeune fille qu’il était plus âgé qu’Elie, pourtant aucune ride ne sillonnait son visage lisse et aussi clair que de la porcelaine.
— Le monde que nous connaissons n’as pas toujours était tel qu’il est aujourd’hui, commença-t-il en allumant une longue pipe sur laquelle il tira une grande bouffée.
» Autrefois, lorsque la frontière qui sépare notre royaume des dunes de sable n’existait pas encore, notre peuple et celui que l’on nomme l’empire des sables se côtoyaient en bon voisinage. Les deux pays commerçaient équitablement et un traité de paix les unissait pour préserver leurs territoires.
» Survint un moment pourtant, où les habitants du désert vinrent à manquer de ressources suite à une longue période de sécheresse, et la famine menaçait alors leurs tribus. Leur empereur alla quérir de l’aide auprès de son allié, le roi Eldred, dont le pays verdoyant était fructifiant et les ressources abondantes. Mais ce dernier, inquiet pour son propre peuple, refusa de tendre gracieusement la main à son voisin, lui proposant d’échanger les vivres contre un rendu de valeur équivalente. L’empereur proposa alors au roi d’offrir la main d’une de ses filles, en gage de gratitude et pour permettre ainsi à leurs deux peuples de s’unir dans une alliance encore plus profonde.
Le conteur se pencha en avant et donna sa longue pipe et un bol d’herbes séchées à l’un des spectateurs du premier rang. Ce dernier prit une bouffée avant de la passer à son voisin de droite, qui partagea à son tour avec une autre personne. La petite pipe continua ainsi son chemin parmi le public, laissant échapper des nuages de fumée blanche qui flottaient librement au-dessus des spectateurs.
» Les vivres furent envoyés au peuple des sables et un mariage fut alors célébré entre le cadet du roi et la benjamine de l’empereur. Reprit Sirian en fixant de ses mystérieux yeux noirs l’assistance. Mais alors que le lit des jeunes époux était encore chaud, le corps sans vie de la princesse fut découvert au petit matin. La jalousie de l’amante du jeune homme ayant eu raison de la benjamine de l’empereur.
» Fou de colère et de chagrin, l’empereur réclama justice pour sa fille, demandant à ce qu’on lui ramène la tête du prince et de son amante. Bien entendu, le roi rejeta fermement la requête démente, provoquant ainsi la fureur de l’empereur.
» S’en suivit alors un long conflit, durant lequel l’empereur envoya nombre de ses soldats, ainsi que ceux des différentes tribus qu’il gouvernait. Le roi Eldred, malgré son magnifique et prospère royaume, ne disposait que de peu de chevaliers et ces derniers, ne pouvant rivaliser avec leur force surhumaine, furent rapidement dépassé par l’armée gigantesque des peuples des sables.
» Désespérant de gagner cette guerre, le roi pria donc pour qu’un miracle se produise et qu’on lui vienne en aide et une aide lui fut alors accordée. Elle lui fut offerte par un étranger, qui se présenta un matin sous la tente de guerre du roi. Comment était-il parvenu jusque-là ? Personne ne le sut, mais le fait est qu’il entra au lever du jour sous les regards étonnés du roi et de ses conseillers.
» Il était d’une beauté mystique et étrange qui faisait naître en ses interlocuteurs un mélange d’envie fascinante et de respect craintif. Il se présenta, mains levées en signe de paix, annonçant qu’il avait entendu la prière du roi et qu’il venait donc lui apporter le miracle demandé. Le roi fut d’abord sceptique et lui demanda en quoi consistait ce fameux miracle. Ce à quoi l’étranger répondit qu’il conférerait au roi, ainsi qu’à ses sujets, le pouvoir de se défendre contre leur ennemi et de le tenir éloigné de ses terres.
» Bien sûr, il y avait une contrepartie à ce présent. Lorsque le roi lui demanda en quoi retournait cette compensation, l’homme lui expliqua qu’il ne souhaitait que la protection de sa majesté. Pas pour lui, mais pour tous les descendants de son petit peuple et ce, pour les générations à venir.
» Le roi Eldred expliqua à l’homme qu’il pouvait protéger ses descendants, mais qu’il ne pouvait jurer pour toutes les générations. Ce à quoi le mystérieux messager rétorqua qu’il se contenterait de sa parole scellée par une simple poignée de main, et que cette promesse s’appliquerai à sa lignée, descendant après descendant.
» Une fois la promesse faite, il tendit au roi un bouquet de fleurs bleue d’une pureté incroyable.
“— partagez ces plantes avec chacun de vos chevaliers et consommez-les. Lorsque la nuit sera tombée et que la lune éclairera vos terres, je vous rejoindrai au commencement du désert pour vous offrir votre miracle.” Sur ces mots, il repartit comme il était venu, tel une ombre.
» Une fois la nuit venue, le roi et ses fidèles chevaliers attendirent l’homme, les pieds dans le sable encore chaud. Celui-ci se présenta les mains vide, vêtu d’une simple toge en lin.
“— Où est ton présent messager ? Nous avons mangé ta fleur, mais tu viens sans présent à m’offrir.
— Je vous ai offert votre présent ce matin roi Eldred et vous l’avez consommé, comme je vous l’ai demandé. Maintenant, laissez-moi vous montrer comment l’utiliser.”
» Il expliqua à sa majesté que lui et ses hommes devaient joindre leurs mains et que lui-même devait donner la sienne au roi. Une force étrange parcourut alors tous les chevaliers ainsi que leur roi. Puis sous leurs yeux fascinés, une mystérieuse lumière blanche traça dans la nuit une longue ligne parcourant toute la bordure du désert et s’étendant à perte de vue. Ils ressentirent alors grandir en eux un pouvoir incommensurable et merveilleux. Puis l’homme sans alla sans un mot et disparu dans la nuit, traversant la bande lumineuse.
» Le lendemain matin, la bande lumineuse avait disparu. Pourtant, alors que les troupes de l’empereur devaient attaquer le royaume pour le faire définitivement sien, aucun soldat n’apparut. Le roi envoya l’un de ses chevaliers en éclaireur, mais à peine eut-il fait quelques mètres dans le désert, qu’il disparut de leur vision comme un mirage. La frontière l’avait pris et ne le rendit jamais.
» Le roi Eldred comprit alors ce que l’étranger lui avait offert : la magie, le pouvoir de changer le monde et avec ce pouvoir, ils avaient ensemble érigé la frontière qui les protégerait lui et son peuple des hommes du désert.
Alors que le conteur finissait son histoire, un long silence respectueux demeura dans l’assistance. Anna donna la petite pipe qui était toujours remplie de cendres rougeoyantes.
Eylen en prit mécaniquement une bouffée, captivée par le récit de l’homme, n’arrivant pas à détacher son regard de lui. Elle fit ensuite passer l’objet à Charmy, exhalant une fumée blanche chargée d’odeurs inconnues.
— Qui était cet homme ? Intervint l’un des spectateurs, désigné par Sirian. L’étranger ?
— Son nom était sans importance, peut-être ne l’a-t-il même pas donné au roi, lui répondit calmement le conteur.
Une femme à droite d’Eylen leva la main et fut à son tour désignée.
— Mais on ne l’a jamais revu ? Quel était son peuple ?
— Non, ni lui ni aucun membre de son peuple ne s’est plus jamais présenté.
— Mais alors, continua un enfant. Comment les descendants du roi pourront-ils tenir la promesse du roi Eldred, s'ils ne savent pas de quel peuple il s’agit ?
Le conteur sourit tendrement à l’enfant, puis récupéra sa pipe, qu’il recommença à fumer. Il reprit après avoir craché un gros nuage épais et blanc :
— Le roi a fait une promesse en son nom et au nom de toute sa lignée, il a serré la main de l’homme qui a gravé la promesse dans l’Energie même du roi. C’est ce que l’on appelle une promesse scellée, elle ne peut être défaite. C’est une des raisons pour lesquelles elle est très peu pratiquée, car elle est inviolable et aussi très difficile à réaliser.
L’homme se révéla et s’étira devant le feu, son corps projetant une ombre gigantesque, hypnotisant les spectateurs. Eylen sentait le sol tanguer sous ses fesses et les arbres se déformer dans ses yeux.
— Sur ce, il temps pour moi de reprendre ma route. Je vous laisse regagner les festivités pour célébrer comme il se doit la nuit du Walpurgis.
Les spectateurs se relevèrent doucement, le son des conversations naissantes venant troubler la quiétude du lieu. Charmy, qui s’était déjà relevée, tendit la main à Eylen qui l’accepta avec gratitude. Elles regagnèrent toutes ensemble le village, suivant les nombreux autres spectateurs qui marchaient lentement sur le sentier.
Alors qu’elle se tournait une dernière fois vers le grand feu pour voir ce que faisait le conteur, Eylen aperçut ce dernier, immobile devant le feu, lui rendant son regard. Il la fixait intensément. Tellement qu’elle eut l’impression qu’il pouvait voir à travers son bandeau. À travers ses yeux et son âme.
Elle se retourna vivement, sentant son cœur accélérer dans sa poitrine et se dépêcha de rattraper ses amies qui avaient continué à avancer en discutant.
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