Je t'aime et je t'aimerai éternellement
Je jette un dernier regard au reflet que me renvoie mon miroir. Je grimace, réajuste une mèche de cheveux, la replace comme elle l'était, essaye de la faire tenir derrière mes oreilles, n'y arrive pas, la bloque sous une seconde mèche, l'enlève, abandonne.
Je souffle et m'arrache à ma copie conforme. Ça devrait bien suffire. Je me parfume une seconde fois et enfile mes bijoux. Je marche de long en large dans mon petit appartement, impatient, tandis que les minutes s'égrènent, lentement. Je regarde ma montre, me rends compte que c'est l'heure. Je me saisis de mes clés, prends ma veste et sort. Après avoir refermé à clé, je m'engage dans le couloir. Mes pas résonnent dans le silence, au rythme des battements de mon cœur, affolé. Je descends les marches de mon immeuble et sors à l'air libre. Je me dirige alors vers la ligne de tram, marchant comme un automate.
Assis dans le wagon, je tente tant bien que mal de contrôler mon anxiété croissante au fur et à mesure que je me rapproche. Ma jambe tressaute, trahissant mon stress intense. Je la stoppe. Ma main pianote sur mon genou. Je l'arrête. Je regarde l'heure sur mon portable, calcule rapidement le temps qu'il me reste avant d'arriver. Je décide d'occuper mon esprit en regardant le paysage de la ville. Ma jambe reprend son tic nerveux, incontrôlable.
Je descends à l'arrêt. Le tram repart derrière moi. Je regarde autour de moi : je vois tous ces gens déambuler dans la rue. Certains marchent d'un pas rapide, d'autres prennent leur temps. Tous savent où ils se rendent. Moi, non. Je ne sais pas ce qu'il m'attend. Je ne sais pas et j'ai peur. Je me pince les lèvres, et décide d'avancer. Retour de la marche automatique. Mon cerveau sature à deux doigts de disjoncter pour de bon. « Recule, n'y va pas. » « Tu vas souffrir, tu ne mérites que ça. « Pourquoi tu as repris contact avec lui ? » « T'es malade, mon pauvre. » « Il ne t'a pas attendu lui. » « Tu ne le mérites pas. » « C'est trop tard. »
J'avance de plus en plus vite, pour fuir mes pensées meurtrières. Je porte mon index à mes lèvres. Je ronge mon ongle. Je me rends compte que je suis en public. Ma main retombe. Plus j'approche, plus mon cœur se resserre. Un étau me comprime et mon pauvre organe lutte tant bien que mal contre la pression, redoublant d'efforts pour battre. Il bat plus vite, plus fort, pour apporter du sang à mon cerveau. Sans cela, je m'écroulerais au milieu de la rue, inanimé.
Au loin, je vois le petit restaurant où on avait l'habitude de se retrouver. Des souvenirs violents me transpercent le crâne, me bombardant d'amour et de tendresse passés. Mon estomac fait un looping. Je ralentis. Je ne veux plus avancer. Je ne veux pas y aller. Mais je ne suis plus en droit de décider. Mes jambes sont passées en mode automatique. Un pas après l'autre, je me rapproche.
La façade n'a pas changé. Elle est telle que dans mon souvenir, avec son lierre qui grimpe sur le mur et ses poutres en bois apparentes. Je suis arrivé. Je suis arrivé.
Malgré moi, je le cherche du regard. « Non, arrête, ne fais pas ça ! » « Va-t-en, pars loin d'ici. »
Soudain, je le repère parmi les clients assis. Éclatement du cœur, vrille de l'estomac, court-circuit du cerveau, saturation des yeux, tremblements des mains et des jambes. Menace critique, dysfonctionnements des parties vitales de l'hôte. Procédure de relance lancée : accélération de la respiration, rythme cardiaque au maximum, afflux de sang directement au cerveau, envoi d'adrénaline dans les veines. Menace critique, dysfonctionnements des parties vitales de l'hôte. Procédure de relance échouée. Dernière tentative. Procédure de relance lancée. Dose d'adrénaline au maximum. Ajout de dopamine et d’ocytocine.
Procédure de relance réussite. Redémarrage de l'hôte réussi. Organes vitaux réparés.
Comme s'il avait senti mon regard posé sur lui, il relève la tête. Nos regards se croisent. Sourire. Sourire. Geste de la main. J'avance vers lui, comme attiré. Il est tel que dans mes souvenirs. Bien sûr, il a changé. Vieilli. Mûri plutôt. Mêmes yeux noisette, même cheveux bruns, bien qu'il les a laissés pousser. Même stature droite, même prestance charismatique qui avait su me charmer.
— Salut.
J'avale ma salive, manque de m'étouffer. Je tousse un coup, me racle la gorge. L'ombre d'un sourire flotte sur ses lèvres tandis qu'il me bouffe des yeux. Enfin, c'est ce que je me plais à croire.
Je rougis, me rends compte que je rougis, rougis encore plus, embarrassé. Je me fustige mentalement : « On dirait un pauvre puceau en chaleur ».
— Hey.
Pathétique. Immature. Enfantin. Nul.
Il me montre le siège en face de lui d'un signe de la main. Je m'assois, essayant de ne pas m'affaler complètement. Après m'avoir emmené jusqu'ici, voilà que mes jambes décident de me lâcher. Salopes.
— Tu vas bien ?
— Ça va, merci. Et toi ?
— Très bien.
Moment de flottement. Il sourit, je souris par mimétisme. Il est toujours aussi beau, même après tout ce temps. Je suis de retour neuf ans en arrière. Je retombe instantanément amoureux. Je l'ai toujours été. Et je le serais encore longtemps.
— Je suis content de te revoir, tu sais. J'ai été enchanté que l'on se reparle après tout ce temps.
Il a toujours sa manière si particulière de parler. Si éloquente, si classique, si emprunte de sensualité.
— Moi aussi.
Bientôt, tu feras des monosyllabes.
— Tu m'as manqué.
Accélération du flux sanguin. Pression artérielle élevée. Augmentation de la température corporelle. Dépassement du seuil critique. Possibilité de redémarrage : 0 %. Redémarrage impossible. Risque de court-circuit total de l'hôte. Évaluation du seuil de rupture. Seuil maximum : 100 %. Seuil atteint : 67 %. Menace critique.
— Je... hmhm... Toi aussi. Énormément.
Sourire ravageur. Puis sourire triste. Mélancolique.
— Tu es tel que dans mon souvenir. Toujours aussi introverti et timide ?
Mes joues s'embrasent. Je hoche la tête. Là tout de suite, j'aimerais beaucoup m'enterrer six pieds sous terre. Au moins, peut-être que sa fraîcheur calmera le feu ardent de mon corps.
— Je n'ai pas changé. (Tentative de rire. Échec.) Toi non, plus d'ailleurs. Tu es toujours aussi...
Ses yeux me fixent tandis que je cherche mes mots. Je sens me décomposer sous son regard ardent qui me transperce de part en part. Je déglutis, ouvre la bouche, la referme. « Époustouflant, magnifique, gracieux, élégant, sublime. »
— Toi-même.
Pourri. À chier. Nul à chier. Une douce mélodie résonne soudainement à mes oreilles. Serrement du cœur, tension sanguine au maximum. Apparition de souvenir enfoui. Hausse critique des signaux vitaux. Risque de court-circuit important. Possibilité de redémarrage : 0 %. Redémarrage impossible. Évaluation du seuil rupture. Seuil maximum : 100 %. Seuil atteint : 89 %. Menace critique.
Je joins mon rire au sien. Moins mélodieux, plus terne, plus disgracieux.
— Raconte-moi tout : que t'est-il arrivé depuis tout ce temps ?
Je prends une inspiration.
— Pas grand-chose pour tout te dire. J'ai réussi mon master, je suis avocat dans un cabinet de la ville. Je loue un appartement, non loin d'ici.
— Tu as enfin quitté ta petite résidence universitaire ? Tu te rappelles quand on se marchait dessus tellement ton appart' était petit ?
Si je me rappelle ? Évidemment que je me rappelle. Je me rappelle de tout. Absolument de tout. Ton rire comme celui de tout à l'heure ; l'odeur de ton parfum que tu n'as pas changé, je peux le sentir d'ici ; tes chemises toutes plus extravagantes les unes que les autres ; ton doudou que tu ne manquais pas d'emmener à chaque fois mais dont tu avais honte et que tu essayais de cacher ; tes petits tics maniaques. Mais je me rappelle aussi de la senteur de ta peau, de sa chaleur ; de tes baisers ; de la douceur de tes lèvres sur les miennes ; de tes mains sur mes hanches. Mais ce que je me souviens le plus, ce sont ces deux mots et sept lettres que tu ne cessais de me répéter toute la journée, et à chaque occasion qui se présentait.
— Et toi, alors, tu deviens quoi ?
Retour du petit sourire, mélancolique, triste. Changement soudain en une grimace. Yeux qui s'adoucissent, regard qui évite le mien. Il passe sa main dans ses cheveux. Il le faisait toujours quand il devait me dire quelque chose qui le chagrinait, quand il était gêné.
— Eh bien, j'ai rencontré quelqu'un pendant mon doctorat. Et dès que je l'ai enfin terminé, on s'est mariés. Il y a deux ans, maintenant.
Surchauffe du cerveau. Chute de l'afflux sanguin dans les veines. Éclatement du cœur. Tremblements des mains. Saturation d'oxygène dans le sang. Chute critique d'oxygène. Manque d'oxygène. Poumons défectueux. Estomac compressé. Disparition de flux sanguin. Menace critique, dysfonctionnements des parties vitales de l'hôte. Procédure de relance lancée : accélération de la respiration, rythme cardiaque au maximum, afflux de sang directement au cerveau, envoi d'adrénaline dans les veines. Menace critique, dysfonctionnements des parties vitales de l'hôte. Procédure de relance échouée. Dernière tentative. Procédure de relance lancée. Dose d'adrénaline au maximum. Ajout de dopamine et d’ocytocine. Relance des organes vitaux échoué. Évaluation des réserves disponibles. Réserves restantes : 0 %. Menace critique. Procédure de relance échouée. Risque de court-circuit important. Possibilité de redémarrage : 0 %. Redémarrage impossible. Aucune réponse des organes vitaux. Menace critique. Procédure de relance échouée. Évaluation du seuil de rupture. Seuil maximum : 100 %. Seuil atteint : 100 %. Enclenchement de la procédure de rupture. Extinction des organes vitaux. Extinction de l'hôte. Fin de la procédure.
En réponse au défi "Retrouvailles".
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