Boulot, métro, (amour), dodo
Le tunnel gronde férocement comme s'il voulait cracher toute sa colère et toute sa haine. Quelques instants plus tard, une immense créature de fer en sort dans un crissement assourdissant. Puis, les portes s'ouvrent et les gens commencent à s'engouffrer dans ses entrailles tandis que certains en sortent. Lorsqu'arrive mon tour, je m'y engage, les pensées ailleurs comme à chaque fois que je prends le métro. Mes écouteurs sont vissés dans mes oreilles et diffusent une douce musique mélancolique.
Je m'assois à une place vide et sort mon petit carnet à dessin et un crayon à papier de mon sac. Il faut bien s'occuper lorsqu'on doit parcourir toute la ville dans sa largeur. Un quart d'heure, c'est le temps qu'il me faut pour me rendre à mon travail et en revenir. Comme on dit « Boulot, métro, dodo » et ce dicton s'applique très bien à moi. Et les tunnels sombres ne sont pas vraiment une source de divertissement incroyable. Non, la seule qui me reste sont les gens qui, l'espace de quelques minutes, sont regroupés autour de moi et partagent le même air que moi, la même attente.
Je laisse mon regard parcourir distraitement ceux qui sont dans le même wagon que moi ce soir. Il y a un vieux monsieur avec sa canne, une mère et ses deux enfants, un homme en costume les yeux rivés sur son téléphone et qui doit très certainement revenir de son travail lui aussi, une vieille dame et son chien.
Les arrêts s'enchaînent sans que je ne puisse trouver mon inspiration. Il me reste douze arrêts. Je commence à me résigner et à remballer mes affaires lorsqu'il entre dans le wagon. Au même moment, les premières notes de Another Love de Tom Odell percent mes tympans. J'avance la tête, tente de deviner ses traits. Peine perdue. Il est appuyé contre la vitre, penché sur son téléphone et ne relève pas son visage. Alors, je prends mon crayon entre mes doigts et gratte frénétiquement la mine sur le papier. Je dois me dépêcher, il peut partir à tout moment.
Je commence par dessiner les repères de mon croquis. Mes yeux vont et viennent, du petit carnet vert à lui, à quelques mètres devant moi.
I wanna take you somewhere so you know I care
But it's so cold ans I don't know where*
Onze arrêts.
Il relève soudain la tête, le temps de quelques secondes. Mon cœur se serre de jalousie lorsque je vois qu'il sourit à son écran. Dans le même temps, j'en profite pour imprimer son visage dans ma tête. Je sais qu'elle y restera longtemps. Mes marques sont terminées.
And I wanna kiss you, make you fell all right
I'm just so tired to shares my nights
Neuf arrêts.
Je gribouille succinctement son corps sur l'arrière-plan. Mes gestes sont de plus en plus rapides, mes traits de plus en plus précis. J'ai de moins en moins besoin de poser les yeux sur mon modèle-malgré-lui. Je me mets à le dessiner réellement. Je commence par ses cheveux ondulés qui lui tombent devant les yeux et me masquent son visage fin. Certains diront efféminé. Ils ne connaissent rien à la beauté. J'appuierais sur ma mine à la fin pour les foncer, et tenter de les rendre aussi bruns qu'en vrai. Je n'oublie pas le casque sur ses oreilles et l’anse sur la tête.
Je passe rapidement à son corps, que je sculpte minutieusement. Enfin, ses vêtements, à défaut de pouvoir sculpter ses courbes. T-shirt noir simple, veste vintage et pantalon ample bleu ciel. Je tourne la tête et surprends le regard de la mamie posé sur lui. D'après l'expression que je peux déchiffrer enfouies dans toutes ses rides, elle n'a pas l'air d'apprécier son style. Qu'importe, moi je l'adore et c'est suffisant.
On another love, another love
All my tears have been used up
Huit arrêts.
Je continue de descendre et passe à ses chaussures. Des converses hautes noires. Ça m'est déjà arrivé d'en dessiner, j'ai l'habitude. Je remonte alors à ses mains. Je me mordille la lèvre inconsciemment. Les doigts sont ce qui est le plus dur à faire, surtout lorsqu'ils s'entremêlent quand ils tiennent quelque chose, comme un téléphone. Après quelques secondes, je passe au petit objet noir.
And I wanna cry, I wanna learn to love
But all my tears have been used up
Six arrêts. À combien du sien ?
Le crayon file au-dessus de la page à une vitesse irréelle. Dans ma tête, le bruit du graphite sur le papier se mélange à la musique. Un skateboard commence à apparaître, appuyé contre sa jambe.
On another love, another love
All my tears have been used up
Cinq arrêts.
Je retouche le décor, approfondis mes traits, crée les ombres et dessine les contours oubliés. Puis, je dessine les détails : la couleur brune de ses cheveux, les écritures sur sa veste, les bagues à ses doigts et les petites roues du skate.
(Oh need a love, now, my heart is thinking of)
I wanna sing a son tha'ts be just ours
Trois arrêts.
Dernier coup de crayon, pour approfondir son sourire au coin de ses lèvres.
J'ai terminé. Je regarde mon dessin. Je regarde mon modèle. Il est magnifique. Je range mon crayon à papier dans mon sac. Je le regarde, me mordille la lèvre, baisse les yeux avant de les relever. Il ne sait pas que je l'ai dessiné. Pour lui, je suis juste une personne avec un cahier vert dans les mains. Pour lui, je suis juste une personne parmi d'autres dans un wagon de métro. Pour lui, je ne suis rien.
Mais pour moi, il est tout.
And I wanna cry, I wanna fall in love
But all my tears have been used up
Deux arrêts.
Comme au ralenti, je le vois se redresser. Il se saisit de son skate et se poste devant les protes encore verrouillées. Le métro s'immobilise et elles s'ouvrent dans un chuintement.
Comme au ralenti, je le vois poser un pied sur le quai alors que le second est encore dans le wagon. Soudain, il se fait engloutir dans la marée humaine. Il s'est évaporé, fragile apparition irréelle.
Je me lève d'un coup, mon carnet dans mes mains et me précipite pour sortir du wagon. Les portes se referment devant moi, je manque de peu de les percuter de plein fouet. Le métro se met en branle et se fait happer par la nuit. Pour la première fois depuis de longues minutes, je prends conscience des personnes autour de moi. Je me rends compte que d'autres personnes existent. Pendant un temps, il n'y avait que lui et moi. Moi et lui. Nous étions seuls au monde. Il était le mien.
Je me rassois à ma place et sers le carnet entre mes doigts. Il ne me reste qu'un dessin pour me rappeler de lui. Un dessin imparfait. Mais dans ma tête, lui l'était.
On another love, another love
All my tears have been used up
*Lyrique de "Another Love" de Tom Odell.
En réponse au défi "Bel(le) inconnu(e)".
Annotations
Versions