Témoin d'un fugace instant
Assise à une petite table dans un coin du bar où j'ai jeté mon dévolu, je me contente de regarder les clients. Cela doit bien faire deux heures que je suis ici, et pourtant, je ne m'en lasse pas. Je n'ai que ça à faire, de toute façon.
J'avale une gorgée de mon cocktail, un sex and the beach (bitch). J'étouffe un petit rire moqueur. J'aurais mieux fait de prendre une bonne bière. Mais il faut croire que je suis un parfait cliché de la société. Est-ce pour ça que je suis seule, dans un bar miteux, à me saouler en rêvant d'une vie meilleure ? Est-ce pour ça que je n'ai personne à qui me confier, avec qui je me sentirais enfin moi ?
Je touille lentement mon breuvage avec la paille. Je dois faire peur, ainsi, avachie sur ma table, à regarder avec insistante tout ce qui bouge. Oh et puis vous savez quoi, j'en ai rien à foutre ! Au diable tous ces diktats, je suis bien mieux toute seule ! Mais je sais que ces mots ne sont qu'une vaine consolation. J'aurais moi aussi aimé avoir quelqu'un qui m'attendrait chez nous à la sortie de mon travail.
Tiens, je ne l'ai pas remarquée arriver. Depuis combien de temps est-elle là ? Je dirais une dizaine de minutes tout au plus. Elle a pris la place du vieil homme, accoudée au bar. Et lui, je suis sûre qu'il est parti il n'y a pas si longtemps.
Je me redresse, soudain intriguée. Elle est belle. Je n'ai aucun mal à l'avouer. De toute façon, tout le monde, l'est. Mais il se dégage d'elle quelque chose de doux, de particulier. Peut-être est-ce dans sa façon de se tenir, le dos droit sur son petit tabouret et les jambes croisées. Alors qu'elle aspire sa boisson à l'aide de sa paille, elle replace sa mèche de cheveux derrière son oreille, un air ennuyé sur le visage. Je souris. Avoir les cheveux longs, c'est vraiment embêtant, je compatis pour toi. Elle porte un petit chemisier rouge sombre et un pantalon ample noir qui couvre ses chevilles. Son ensemble lui va à ravir. Je la jalouse l'espace d'un fugace instant, avant de me remettre à l'admirer.
Soudain, elle regarde la petite horloge pendue sur le mur en face d'elle. Elle attend quelqu’un ? Je suppose que oui. Ou peut-être que non. On n'est pas obligé d'avoir une occasion particulière pour s'apprêter aussi joliment. J'aurais bien aimé me faire belle pour quelqu'un, moi.
Je me mets alors à imaginer sa vie, comme j'ai souvent l'habitude de faire avec des inconnus. Je la vois tour à tour médecin, avocate, PDG d'une grande boîte et même siéger à l'Assemblée nationale.
Elle se retourne, parcourt du regard la salle. Elle ne semble pas me voir. Tant mieux. Je ne veux pas qu'elle se rende compte que j'existe. Ce moment n'appartient qu'à elle.
Un mouvement attire mon attention. Quelqu'un s'approche d'elle. Elle l'aperçoit à son tour et un grand sourire fend sa bouche en deux. Voici celui qu'elle attendait. J'espère qu'il se rend compte de la chance qu'il a.
Je le détaille rapidement. Ses habits sont classiques pour un premier rendez-vous. Enfin, je suppose que c'en est un. Il s'est rasé, a coiffé ses cheveux châtains.
Ils échangent des paroles, avant de se faire la bise. L'homme ne la touche pas. De là où je me trouve, je ne peux pas entendre ce qu'ils se disent. Il s’assoit à côté d'elle et lui parle, tout sourire. La femme rit légèrement. Elle n'a pas l'air gênée, et semble parfaitement à l'aise. Peut-être se connaissent-ils depuis un moment, maintenant. Le serveur derrière le comptoir les interrompt, le temps de prendre la commande de l'homme.
Il revient quelques minutes plus tard. L'homme a pris la même boisson qu'elle. Un sourire en coin apparaît sur mes lèvres. Il veut se faire son égal. Je suis leur échange tout le long. Leur discussion paraît légère, frivole, un léger sourire flotte sur leurs lèvres. L'homme écoute patiemment sa compagne, sans cesser de la regarder. Il est captivé, complètement sous le charme. Il parle moins souvent qu'elle. Soudain, il se met à rire et la jeune femme se joint à lui.
Je suis émue. Je sais à quoi je ressemble à cet instant. Je dois passer pour une folle qui regarde au loin un couple parler, avec envie. Mais il ne faut pas se tromper, je ne les envie pas, eux. Non, ce que je jalouse, c'est la relation, le lien qui se crée entre eux. Ce n'est pas encore le bon terme. Je suis contente pour cette jeune femme.
Heureuse car l'homme ne l'écrase pas de sa présence. Au contraire, il est en retrait, laissant sa compagne flamboyer.
Soulagée, car elle semble avoir trouvé un homme bon.
Émue, car je suis témoin d'un amour naissant. Peut-être même d'un coup de foudre.
Nostalgique, car j'ai vécu ça, moi aussi.
Mélancolique, car ils me rappellent mon amour passé.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée à les observer. Mais lorsqu'ils se lèvent, je semble émerger d'un rêve. Ils échangent des mots, l'homme lui sourit et hoche la tête. Ils payent séparément. Puis, ils sortent ensemble du bar. Il laisse passer la jeune femme devant lui. Je les suis du regard jusqu'à ce qu'ils disparaissent à un tournant.
Une larme dévale ma joue avant de s'écraser sur mon pull. Je remercie le ciel de m'avoir permis d'apercevoir les bourgeons de l'amour fleurir.
En réponse au jeu Du genre et de la plume 2021 - 2/ La rentrée littéraire.
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