La porte
Je jette un dernier coup d'œil au petit morceau de papier que je tente désespérément de protéger du déluge qui s'abat sur mon parapluie luttant contre le vent qui se lève doucement. Une goutte tombe dessus malgré tout, et commence à diluer l'encre noire que j'ai déposée, il y a tout juste quelques heures. Deux chiffres, quelques mots, un code postal. Une adresse. Je relève les yeux sur la bâtisse devant moi. Un petit immeuble de deux étages niché en pleine ville. Un immeuble que je n'ai pas eu la chance de connaître.
Le soleil est masqué depuis longtemps par les nuages menaçants dans le ciel. Ils pleurent depuis plusieurs minutes, faisant écho à ce qui remue mon cœur à cet instant. Je plonge le papier dans la poche de mon long manteau, enfouissant profondément ma peur. Je déglutis et je fais un pas.
Soudain, une silhouette se profile à la fenêtre du premier étage, éclairée par la lumière artificielle. Je m'arrête net, et m'apprête même à fuir. Par bonheur, elle ne semble pas me voir.
Le rideau blanc lui donne une allure d'apparition irréelle. Mon cœur fait un bond, reconnaissant la personne qui se tient dos à moi. Elle a laissé pousser ses cheveux blonds, qui lui tombent maintenant allégrement sur les épaules. Elle se tourne d'un quart, me laissant apercevoir à demi son profil de là où je me tiens. Je ne saurais dire s'il a vieilli, s'il s'est paré de quelques rides ou non. Je la vois sourire lorsqu'une seconde silhouette apparaît. Je reconnaîtrais entre mille sa carrure qui m'impressionnée petit, ainsi que ses cheveux auburn grisonnants. Je me souviendrai toujours de la largueur de sa main dépassant de loin celle de ma joue adolescente. Soudain, une grimace fend ses lèvres en deux. Un sourire. J’entrouvre la bouche d'étonnement. C'est la première fois que je vois un sourire sur ses traits habituellement froids et glaçants. Une douleur soudaine me cisaille l'estomac.
Sourit-il depuis que je ne suis plus là ?
Une fenêtre au premier étage s'illumine. Une ombre danse dans la pièce avant de s'approcher de la fenêtre. Je me tourne au moment où les battants de la fenêtre s'ouvrent en grand. Mon attention entièrement focalisée sur l'immeuble, me permet d'entendre les volets claquer lorsqu'ils se referment. Peu importe, j'ai eu le temps de voir ce que je souhaitais. Il a grandi, il doit maintenant faire la même taille que moi, si ce n'est plus. Il s'est affiné, son visage s'est transformé, sa mâchoire est dessinée. Il n'a plus rien du petit homme joufflu d'il y a quelques années. Se souvient-il de moi ? Oui, c'est sûr. M'aime-t-il comme il m'aimait ? Non. Sinon, il m'aurait cherché. À moins qu'on le lui interdise. La lumière de la pièce du rez-de-chaussée s'éteint. Ça serait le bon moment.
Je plonge la main dans ma poche pour toucher le morceau de papier. Je tente d'y puiser la force nécessaire pour y arriver.
Il faut croire que j'ai réussi. Une voiture passe devant moi. Je regarde si la voie est libre, puis traverse, fantôme noir dans un monde gris. Je rejoins le trottoir d'en face. Je ne suis plus qu'à quelques mètres. Je monte les marches du perron. La porte me glace le sang, elle semble me juger de haut, m'écrasant par sa stature. Les secondes semblent s'élargir à l'infini, le temps se fige presque lorsque je lève ma main. Mes doigts frôlent le bouton de porte froid sous ma peau bouillonnante. Je m'en saisis, rassemble mon courage et d'un geste brusque le tourne.
— Eliott ?
La porte de notre appartement claque sourdement derrière moi. Je me jette dans ses bras et m'effondre en sanglots.
— Je n'ai... J'ai pas réussi.
Ma voix se brise et un frisson me secoue tout entier. Sa main glisse dans mon dos, essayant par ses caresses de chasser ma culpabilité et ma douleur.
— Ne t'en veux pas, ce n'est pas toi qui es en tort, ce sont eux. Tu n'as rien demandé, tu n'as pas demandé à être qui tu es. Tu ne dois jamais t'en vouloir d'exister, de vivre. Tu n'y es pour rien, tu entends ?
Son ton calme et rassurant mais ferme me réchauffe le cœur. Je hoche la tête et enfouis mon visage dans son épaule délicate.
En réponse au défi "La porte".
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